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I. — LES EUROPÉENS À KHARTOUM. — LE COMMERCE DES ESCLAVES SUR LE NIL.

En compulsant tout récemment un commentaire anglais de géographie ancienne, je suis tombé, à ma grande surprise, sur une boutade humoristique que je ne puis résister au plaisir de citer, parce qu’elle est presque aussi vraie aujourd’hui qu’en 1854, et d’ailleurs elle indique bien quelques-uns des obstacles que rencontre l’influence de la civilisation européenne dans une des régions les plus importantes de l’Afrique. « Les gentlemen qui sortent des universités anglaises ou américaines pour faire leur tour d’Orient ne se contentent plus d’étudier les rues du Caire et de fumer de merveilleuses pipes au pied des Pyramides. On s’arme d’un grand courage, on frète une barque que l’un charge de classiques, on est parti. Après Thèbes, la vaillance se refroidit déjà : les moustiques s’abattent sur le touriste, les mouches sur les vivres. Aux cataractes, cela va mieux : la vigueur musculaire que l’on a jadis exercée sur la Cam et sur l’Isis s’emploie ici d’autre façon, elle aide une escouade de sauvages de mine sinistre à faire remonter les rapides aux barques. Puis l’ennui revient,… un nuage de pourpre se montre au sud ; on se hâte d’affirmer que ce sont les montagnes de Dongola, et de retourner à des régions plus civilisées. » L’écrivain que nous citons, M. Wheeler, regrettait avec raison l’habitude moutonnière qu’ont presque tous les voyageurs de remonter le Nil jusqu’à la frontière nubienne, et de borner leur excursion au point précis où elle cesse d’être banale comme un voyage à Carlsbad. Depuis sept ou huit ans, les touristes cependant s’enhardissent : de frêles et vaillantes Anglaises affrontent, abritées par les nattes de la chebriè (palanquin) ou par une simple ombrelle, cette « mer sans eau » de Nubie, redoutée par les colons de Khartoum eux-mêmes. À Berber, je me suis croisé avec sir William B… de l’armée de Ceylan, qui allait, suivi de sa femme, chasser la panthère dans les forêts de l’Atbara. À Khartoum enfin, on trouve l’Européen déjà familiarisé avec la nature, avec la vie orientale, et ardent à les exploiter.

Des récits attrayans nous ont fait pénétrer dans la vie de cette étrange cité, notamment ceux d’un noble et ardent jeune homme qui cherchait à oublier, dans la contemplation de l’Orient, les déceptions de son patriotisme[1]. Un autre voyageur non moins compétent nous a parlé de cette reine du Fleuve-Blanc en homme qui l’a intimement connue : je veux parler d’un homme énergique, aventureux pourtant et singulier, que la mort a saisi au moment où il

  1. Le comte Emilio Dandolo, Voyage au Soudan, Milan 1857.