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ligieuses de l’antique Orient. L’innovation est donc heureuse; je dis plus, elle était nécessaire. Si maintenant, dans cette architecture, vous trouvez quelques incohérences, si les règles de la perspective y sont peu respectées, si l’escalier, par exemple, est aussi raide qu’une échelle, à tel point qu’il y aurait danger d’en tenter l’escalade, qu’importe? Tout ce fond de tableau n’en est pas moins grandiose et hardiment conçu. Ici du moins l’artiste se retrouve, son audace ne lui fait plus défaut.

Et ce n’est pas tout. Le théâtre une fois transformé, vient le tour des acteurs. Voyez d’abord au milieu de la scène cette masse flottante, de couleur violacée, qui semble tomber du ciel. Est-ce un être vivant? N’a-t-il pas forme humaine? Oui, mais les pieds sont en l’air et la tête est en bas. Quelle sinistre figure! quels yeux! comme ils flamboient! Ces mains sont armées de verges; vous croyez voir une Euménide. Comment ce personnage se tient-il dans l’espace? Point d’ailes à ses épaules, pas le moindre support; rien qui rassure votre imagination. Si aguerri que vous soyez aux apparitions fantastiques, cette culbute en permanence doit vous causer quelque émotion. Vous n’êtes pas au bout. Voici à votre gauche, dans le bas du tableau, un autre porteur de verges, moins apparent, moins lumineux, mais tout aussi terrible, qui, sans tomber des nues, n’en est pas moins aussi dans une position des plus extraordinaires. Comme son frère, il n’a point d’ailes, et comme lui il flotte, il se soutient en l’air, mais d’une autre façon, à quelques pieds du sol, horizontalement. Il plane, ou, pour mieux dire, il rampe dans le vide, il se glisse, il s’allonge vers le coupable qu’il doit frapper. Rien de plus étrange, de plus inattendu que ces deux figures, l’une sortant, comme un tiroir, des flancs d’une muraille, l’autre tombant du ciel comme un aérolithe.

On le voit donc, en fait d’audace, M. Delacroix prend sa revanche. Le voilà loin de son modèle. Les deux flagellateurs du Vatican n’ont point d’ailes non plus, bien qu’ils ne touchent pas la terre, mais ils bondissent plutôt qu’ils ne volent. Ils ne font point de tours de force, point de sauts périlleux, ils ne marchent pas sur le ventre. Debout, la tête haute, ils vont rasant le sol : en sont-ils moins légers, moins impétueux, moins terribles? Le grand art, quand on représente en peinture des faits miraculeux, est de n’en pas outrer l’expression, de donner au surnaturel un certain air de vraisemblance qui aide à le faire accepter. La difficulté vient ici de cette lutte contre un chef-d’œuvre. Comment rester dans la juste mesure? Quand la vraie route est occupée, quel chemin se frayer? Vous êtes entre deux écueils : ou côtoyer votre modèle et tomber dans l’imitation, ou chercher du neuf à tout prix, et en cherchant le neuf aller jusqu’au bizarre. Pour ma part, si entre ces extrêmes