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nuages? L’impétueux archange, au milieu de l’espace, fondrait à tire-d’aile sur le monstre, ailé comme lui; ce serait le combat, le duel à mort de l’aigle et du vautour : quelle occasion d’effets heurtés, d’expressions risquées, de lumières fantastiques, comme il en faut à ce talent fougueux ! Et la scène ainsi transformée aurait le double avantage de n’être plus la contrefaçon d’un chef-d’œuvre et de supprimer ces rochers, ces gazons qui, suspendus à trente pieds du sol, ne laissent pas le spectateur en suffisante sécurité.

Cela dit, passons à l’Héliodore. C’est encore avec Raphaël que la lutte va s’engager, et sur un terrain qui, au premier aspect, ne semble guère moins périlleux. Quelle œuvre en effet que cet Héliodore du Vatican? Ce n’est pas seulement un groupe, une figure, une merveille isolée; c’est quelque chose de plus désespérant, un vaste ensemble dont les moindres parties sont autant de chefs-d’œuvre, une scène à la fois ordonnée et vivante, symétrique et tumultueuse, aussi claire que compliquée, une scène où le génie du peintre, sans cesser d’être pur, devient tragique et passionné. Jamais ce gracieux pinceau se montra-t-il plus ferme, plus hardi, plus puissant? Que faire de neuf sur un pareil sujet? La lutte n’est-elle pas encore plus difficile avec l’Héliodore qu’avec le saint Michel? Oui, mais cette fois, nous l’avons dit, M. Delacroix a pris ses précautions : point de comparaison directe; la même action, les mêmes personnages, et cependant un tout autre tableau. Il a d’abord eu soin de changer le lieu de la scène : ce n’est plus au milieu du sanctuaire, devant l’autel, devant le pontife en prières que le spoliateur est foudroyé, c’est hors du temple, sur an immense escalier qui descend aux parvis extérieurs. De gigantesques colonnes, asiatiques de style et de proportions, soutiennent l’édifice et coupent le tableau dans toute sa hauteur. Rien ne ressemble moins, comme on voit, à la décoration choisie par Raphaël, à cette élégante série d’arcades et de coupoles dans le goût du Bramante, qui comme perspective au centre de sa composition. Du temps de Raphaël, ces sortes d’anachronismes ne révoltaient personne; qui se souciait alors de la couleur locale, de la vérité chronologique, dont il faut plus ou moins s’occuper aujourd’hui? Le peintre cherchait les lignes les mieux appropriées à la scène qu’il voulait rendre, sans s’inquiéter s’il attribuait à Salomon les façons de bâtir pratiquées sous Jules II. Je ne dis pas, notez bien, que le motif architectural inventé par M. Delacroix soit exactement hébraïque, et que le temple de Jérusalem eût des abords aussi étranges que ce colossal escalier; mais il y a là du moins, dans le volume et la hauteur des colonnes, dans le style de l’ornementation, une certaine analogie avec les caractères, aujourd’hui parfaitement connus, des constructions re-