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maintenant en Pologne il n’y a plus de discorde. Les patriotes polonais ont consenti à se dépouiller d’une partie de leurs terres pour en doter les paysans malgré les efforts de notre gouvernement pour semer la division entre ces deux classes... Pour nous, Russes, il s’agit de savoir si nous devons attendre jusqu’à ce que nous soyons ignominieusement expulsés de la Pologne, qui, s’étant elle-même émancipée, sera notre ennemie, ou si nous devons être assez sages pour renoncer volontairement à un pouvoir ruineux et faire des Polonais de fidèles amis de la Russie. » Tel est en effet le problème qui s’agite devant l’Europe attentive.

Et pour l’Europe elle-même, cette question qui se dégage de tout un drame palpitant d’une année, des rapports de la Russie et de la Pologne, cette question n’est point indifférente. L’Occident tout entier est livré aujourd’hui à une de ces crises où tout s’éprouve, où tout se renouvelle, où tout change de face. Ce qu’on a appelé l’ordre public européen pendant quarante ans n’existe plus, et ce ne sont pas seulement les peuples qui l’ont violé, ce sont les gouvernemens eux-mêmes qui y ont porté la main, si bien qu’il est tombé pièce à pièce. L’ordre public de 1815 s’en va. Ce que sera l’ordre nouveau qui sortira du travail contemporain, nul certes ne peut le dire; mais c’est justement parce que nous vivons dans un temps où tout se refond, où tout s’élabore, que le premier intérêt est d’observer les élémens de ce vaste et universel mouvement, toutes les manifestations sérieuses de la conscience des peuples. Nous avons à observer ce qui meurt et ce qui vit. La Russie a, dit-on, une certaine crainte de l’opinion de l’Europe. L’opinion, à coup sûr, n’a aucune disposition hostile contre la Russie; elle ne peut au contraire que s’intéresser à des œuvres comme l’émancipation des paysans, due à l’initiative de l’empereur Alexandre II, et à ce travail libéral qui se dessine de plus en plus aujourd’hui au sein de la nation russe; mais en même temps elle contemple ce point noir qui est à Varsovie, elle fait la part des fautes et des malheurs, et elle se dit que si les fautes ont d’inévitables conséquences, les malheurs d’un peuple ont aussi un terme.


CHARLES DE MAZADE.