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Se décidait-elle, comme on l’a dit, par cette simple et concluante raison que la veille on avait décidé dans un conseil de guerre qu’on tirerait, qu’il fallait en finir? Toujours est-il qu’un feu instantané s’ouvrit. Pendant que des escadrons de cavalerie recevaient l’ordre de charger, quinze fois des feux d’infanterie allèrent faire leurs trouées sanglantes dans cette multitude sans défense qui se trouvait cernée de tous côtés. La foule continua à prier et à chanter en recevant la mort; les femmes et les enfans étaient agenouillés à une extrémité de la place, autour d’une statue de la sainte Vierge, et tout ce peuple resta jusque dans la nuit, lorsque les troupes elles-mêmes s’étaient déjà retirées. Quelque obscurité qu’on ait laissé planer sur le nombre des victimes, il est certain que plus de cinquante personnes avaient péri, et que le nombre des blessés était immense. Un témoin oculaire l’écrivait avec émotion : « Jamais je ne saurai vous faire comprendre ce mépris de la mort inouï, enthousiaste, qui s’est emparé de ce peuple, hommes, femmes, enfans. De vieux soldats habitués au feu assurent que jamais, à une telle proximité, les troupes les plus solides ne sauraient conserver cet héroïsme indomptable et calme qu’a montré tout ce peuple sous les charges furieuses des cavaliers et sous les feux des bataillons. » C’était assurément une étrange insurrection, que les autorités de Varsovie n’avaient pas eu de peine à vaincre, mais qui rendait désormais toute transaction plus difficile en élevant entre la Russie et la Pologne une méfiance invincible.

Le malheur pour la Russie, c’est qu’en remportant ces tristes victoires, elle n’ajoutait ni à sa force ni à la sécurité de sa domination; elle ne faisait qu’ajouter à ses embarras: elle restait en quelque sorte sous le poids de sa propre politique. Même après le 8 avril, elle maintenait, il est vrai, les réformes qu’elle venait de promulguer; mais en même temps, par la logique de sa situation, elle se trouvait engagée dans une guerre impossible contre tout ce qu’il y a de plus impalpable, l’âme d’une nation. Comme elle voyait partout une menace sans pouvoir saisir une conspiration, elle était réduite à découvrir sans cesse des combinaisons nouvelles de répression. On ne pouvait sortir le soir sans une lanterne, on ne pouvait se promener en certains lieux. Le deuil surtout était proscrit. Il y eut en vérité un moment où il fallut une autorisation pour être vêtu de noir, et malgré tout le génie de la police échouait toujours devant l’irritante obstination de ce deuil universel, de cette couleur noire adoptée par toutes les dames polonaises. Les autorités russes, il faut leur rendre cette justice, ne portaient pas dans cette guerre une conscience tranquille. Jusque dans les répressions qu’elles exerçaient, elles semblaient agitées d’un secret malaise qui éclatait d’une