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jours après on dissolvait brusquement cette Société agricole dans laquelle le pays voyait son image, qui n’était intervenue que pour pacifier, que le prince Gortchakof lui-même avait remerciée, et on la dissolvait sous le prétexte étrange « qu’elle ne répondait plus à son but dans les circonstances actuelles, par suite de la position qu’elle avait prise dans les derniers temps. » De tous ces corps des constables, des délégués de la ville, qui avaient un moment existé, qui pendant tout un mois avaient maintenu l’ordre, dont on avait demandé le concours, on ne laissait rien subsister; on balayait tout avec une sorte d’impatience. On multipliait les proclamations, et en même temps on faisait avancer précipitamment des troupes sur Varsovie.

Qu’en résulta-t-il? L’opinion ressentit comme une provocation la dissolution de la Société agricole; elle se souleva d’indignation, non contre les réformes qu’elle eût peut-être acceptées, mais contre cette politique équivoque qu’elle voyait se dessiner comme une menace, et dès lors moins que jamais la paix était possible entre la Russie et cette nation vivace, obstinée, que M. Tymowski représentait, dans son rapport secret, comme « profondément pénétrée du sentiment de la légalité, » en ajoutant que tout dépendait «de la bonne foi » qu’on mettrait avec elle. Le 7 avril 1861, une foule immense allait au cimetière prier pour les morts de février, puis le soir elle se rendait sur la place du Château, qu’elle trouva occupée militairement; elle demandait à grands cris le retrait de l’ordonnance de dissolution de la Société agricole: Cette foule était si peu menaçante d’ailleurs que les troupes elles-mêmes finirent par quitter la place, et elle se dispersa en se promettant de revenir le lendemain. Le 8 en effet, à six heures du soir, une multitude plus nombreuse encore renouvelait la manifestation de la veille devant le château. Le prince-lieutenant sortit lui-même et se mêla à la foule pour l’apaiser, pour lui demander ce qu’elle voulait. La réponse était unanime; elle se résumait dans ce mot énergiquement significatif : « Nous voulons une patrie! »

Rien du reste dans cette multitude exaltée, mêlée de femmes et d’enfans, ne trahissait une pensée d’agression matérielle et de lutte. On la sommait de se disperser; elle répondait avec une sombre passion : « Tuez-nous, mais nous ne bougerons pas. » Elle restait impassible devant l’armée rangée en bataille, lorsque tout à coup une voiture de poste vint à passer, et le postillon lit retentir sur son cornet l’air des légions de Dombrowski : « Non, la Pologne ne périra pas! » Aussitôt un cri enthousiaste s’échappa de toutes les poitrines, la foule tomba à genoux, et un mouvement se manifesta. L’armée crut-elle être attaquée? Obéissait-elle à un mot d’ordre?