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pitié de nous, daignez nous rendre notre patrie; sainte Vierge Marie, reine de Pologne, priez pour nous! » Le gouvernement n’avait rien fait jusque-là pour empêcher la manifestation ni même pour la prévenir, lorsque tout à coup le chef de la police, le colonel Trepow, arrivait et précipitait deux escadrons de gendarmes sur cette masse épaisse. La foule tomba à genoux et continua à chanter, sabrée par les soldats. Plus de quarante personnes étaient blessées ou mortes. À ce moment même, la Société agricole était en séance, et tous les membres étaient saisis d’une violente émotion en apprenant le massacre d’une multitude inoffensive. Le président, le comte Zamoyski, maîtrisant ses propres impressions, s’efforça de maintenir le calme, et, levant la séance, il se rendit chez le prince Gortchakof, qui semblait surpris lui-même et manifestait les intentions les plus conciliantes. Les officiers russes s’indignaient du rôle qu’on leur préparait, et l’un d’eux, le général Liprandi, allait jusqu’à déclarer, dit-on, que tant qu’il aurait le commandement de l’infanterie, il ne la ferait pas marcher contre des hommes sans armes. Le fait est qu’encore une victoire de ce genre, et tout était remis en doute pour la Russie. L’œuvre de trente ans s’évanouissait devant cette apparition d’un peuple prêt à mourir sans se défendre. La ville entière était dans une inexprimable anxiété, et dès le lendemain on prenait le deuil de ces premières victimes.

Nulle faiblesse du reste ne paraissait dans l’émotion publique ; bien au contraire, une singulière exaltation animait tous les cœurs, et on se disposait à célébrer le 27 un nouveau service funèbre pour quelques patriotes pendus par la Russie, notamment pour le comte Zawisza. Plus de trente mille personnes se trouvaient réunies le 27 dans l’église des Carmes ou aux abords, et au sortir de la messe un immense cortège se déroulait, marchant vers le palais de la Société agricole, qu’on essayait depuis deux jours d’entraîner à signer une adresse à l’empereur. Le comte Zamoyski résistait toujours, et il montrait certes autant d’héroïsme intelligent, surtout plus de prévoyance patriotique, dans sa résistance qu’en cédant à un entraînement prématuré. Il ne voulait pas compromettre légèrement une institution qui pouvait servir encore d’une manière si efficace la cause nationale et qui était la seule représentation du pays. A l’approche de la foule, le comte André prit le parti de clore les séances et de mettre fin à cette session, si étrangement agitée; mais c’est justement ici que tout se précipitait. Tandis qu’au dehors la multitude était sabrée par des escadrons de Cosaques qui la poursuivaient jusque dans les églises, les membres de la Société agricole quittaient à peine leur palais, qu’ils étaient assaillis eux-mêmes avec le peuple par un feu meurtrier. C’était le général Zabolotskoy qui