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s’arrêta à peine à Wilna. Ce fut bien pis à Varsovie en présence de cette réunion de trois têtes couronnées, personnification vivante de tous les désastres de la patrie polonaise. Choisir Varsovie en ce moment, au bruit de l’affranchissement de l’Italie, pour une entrevue de l’empereur d’Autriche, de l’empereur de Russie et du roi de Prusse, ces trois maîtres de la Pologne, c’était, il faut le dire, un défi jeté à une nation malheureuse, et le sentiment populaire releva ce défi, qui était le second ; le premier avait été le discours de l’empereur Alexandre à la noblesse de Varsovie après le congrès de Paris. C’est alors que les démonstrations commencent à se multiplier. Des services religieux se succèdent pour honorer la mémoire des poètes patriotes, Miçkiewicz, Krasinski, Slovaçki. Le 29 novembre 1860 se fait entendre pour la première fois ce chant qui a été pendant une année le mot d’ordre passionné des multitudes, qui a retenti dans les cathédrales et dans les plus humbles églises de campagne, le Boze cos Polske, « rends-nous la patrie, Seigneur, rends-nous la liberté ! » Alors aussi tout change d’aspect en peu de temps ; un frémissement électrique parcourt le pays. C’était une révolution peut-être, c’était à coup sûr une révolution morale qui révélait ce qu’on soupçonnait à peine, l’existence d’une nation restée intacte à travers toutes les épreuves ; mais c’était une révolution qui commençait étrangement, sans violence, sans pensée meurtrière, sans insurrection, par des chants, par des prières, par des manifestations à la fois enthousiastes et disciplinées, par l’explosion aussi énergique qu’imprévue de cette force irrésistible qu’on appelle l’âme d’un peuple.

C’est au mois de février 1861 que tout se presse et que cette résurrection polonaise prend réellement le caractère d’un drame plein de passion, de saisissante originalité. Le 25 était l’anniversaire de cette formidable bataille de Grochow où les Polonais, en 1831, disputaient pendant trois jours la victoire aux Russes. Dès le 21, la Société agricole, fondée par le comte André Zamoyski et rapidement popularisée dans le pays, était en session pour délibérer sur l’avènement définitif des paysans à la propriété. D’un autre côté, des étudians polonais, arrivant de Kiev, de Moscou, de Dorpat, comme à un mystérieux rendez-vous, s’agitaient pour réclamer une université nationale. Demander un enseignement plus libéral, travailler à l’union des classes par l’abolition des derniers restes du servage, fêter des anniversaires douloureux et patriotiques, c’étaient là les préoccupations qui remplissaient les âmes. D’autres pensées se mêlaient sans doute à ces préoccupations : l’idée d’une adresse à l’empereur pour réclamer une constitution commençait à naître, et, chose étrange, elle était chaudement soutenue par un homme qui