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les lois de l’hygiène : ils fuient devant le mistral comme un tas de feuilles sèches. Le froid est salutaire, nécessaire même au corps humain. N’es-tu pas de mon avis ?

— Mon avis est que dans la ferme où j’ai été élevé il y avait toujours bon feu en hiver, et qu’on ne s’y couchait jamais sans souper.

— Il y aura toujours du paysan en toi, Fabricio ! Quand j’ai froid, moi, je songe aux ardeurs de la canicule, et cela me réchauffe. Quand j’ai faim, je me rappelle les bons dîners que j’ai pu faire, et cela me console. Te souvient-il de celui que tu partageas avec nous dans cette lande ?… Il y a longtemps, Fabricio ! Quelle troupe j’avais alors ! Des sujets de premier ordre, des ingrats qui m’ont abandonné pour aller grossir les rangs ennemis…

— Voyons, signor, dit Fabricio d’un ton sérieux, parlons franchement : combien de temps pensez-vous que nous puissions aller ainsi ?…

— Il n’est pas donné à l’homme de connaître l’avenir, et il n’est pas convenable d’adresser pareille question à un supérieur. Cependant je te répondrai sans détour, Fabricio, parce que ton sort est étroitement lié au mien. Les sujets de ma troupe sont trop jeunes, mes chevaux sont trop vieux, double mal auquel je ne sais comment remédier. Avec des enfans sur lesquels on ne peut compter et des rosses qui ont fait leur temps, on ne saurait aller loin,… c’est incontestable…

Après avoir prononcé ces paroles solennelles, le signor Barboso fit quelques pas dans le cirque vide, dont le mistral déchaîné agitait violemment les toiles usées ; puis, s’arrêtant tout à coup : — Cela durera tant que ça pourra ; mais ce vent me porte sur les nerfs, Fabricio, je me sens un peu de migraine.

— Et moi, j’ai faim, dit Fabricio.


IV.

Nous sommes ainsi faits que la misère a besoin, pour nous toucher, de se montrer à nos yeux avec les haillons qui sont sa livrée habituelle. Comment supposer que le nécessaire peut manquer à ceux qui semblent toujours se divertir en amusant les autres ? Les douleurs les plus cruelles sont cependant celles qui se dissimulent sous une feinte gaîté et que personne ne plaint. Après quarante années d’une existence fatigante et agitée, le signor Barboso voyait le spectre de la pauvreté se dresser devant lui. Valentin usait sa jeunesse au service d’un maître dont il ne recevait aucun salaire. Afin d’arrêter la désertion de ses compagnons, il leur abandonnait, sans en rien retenir pour lui, le peu d’argent que les recettes apportaient