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mon cœur ressentit à cette révélation soudaine et accablante d’un caractère sur lequel je m’étais si complètement méprise ? Mlle d’Arment avait agi sous l’impulsion d’une véritable fatalité. Cette vie de femme, si insipide jusqu’alors, qui était pour elle un fardeau par son inutilité, avait acquis tout à coup du prix à ses yeux du moment où elle pouvait la sacrifier à l’objet de son adoration, de sa pensée constante, à sa patrie ! Elle croyait acheter au prix de son sang la paix, la fusion des partis, la fin des discordes civiles… Elle n’hésita plus.

« Je n’ai jamais compté la vie, a-t-elle dit, que par l’utilité dont elle pouvait être ; » — et plus tard : « Marat faisait chaque jour appel aux passions pour égarer et fanatiser les esprits ; j’ai pensé que, ce flambeau d’anarchie une fois éteint, tout rentrerait dans l’ordre et pourrait encore s’arranger. J’ai tressailli de joie en pensant que pour ménager tant de sang précieux il suffisait de la vie d’une femme. »

« Nul ne la poussa à son dessein et nul n’en reçut confidence. Une fois sa résolution arrêtée, toute délicatesse féminine, tout retour sur soi-même, toute affection de famille s’éteignirent devant une telle perspective. Son cœur si humain et si doux se revêtit comme d’une armure qui le rendit inaccessible à tous sentimens étrangers à son projet. Calme, forte, résignée, une fois convaincue que le coup qu’elle allait frapper ferait tomber un joug odieux et ramènerait ses concitoyens à des idées plus généreuses, elle ne jeta pas un seul regard de pitié sur elle-même ; elle ne donna pas une larme à l’effroyable fin qu’elle se préparait ; elle fut sans faiblesse comme sans remords ; elle oublia sa jeunesse, sa beauté, le long avenir qui lui était promis, la douleur qu’elle allait causer à son père, à ses parens, à ses amis, et le danger auquel elle les exposait… La victime était marquée, et le sacrifice devait s’accomplir.

« On sait comment elle exécuta son projet. On sait ce qu’elle a fait, ce qu’elle a dit, ce qu’elle a écrit. On sait avec quel courage elle marcha à la mort, belle, calme, fière et souriante, dominant la foule du haut de son ignoble tombereau, réduisant presque au silence par son imposante dignité une multitude effrénée, et forçant à l’admirer ceux même qui étaient venus là pour l’insulter !

« Elle avait commis un crime devant Dieu et devant les hommes ; mais à ses yeux elle avait rempli un devoir, et ce crime était une vertu. Exaltée par la contemplation perpétuelle de l’antiquité et s’échauffant l’imagination aux traits de dévouement sublimes qui ont immortalisé leurs auteurs, elle crut aussi s’immoler au salut commun, attendant de la postérité la justice et la gloire !

« Je ne la juge pas, je ne la condamne ni ne l’absous. Mon seul but, en traçant ces lignes, a été de bien faire connaître son carac-