Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/616

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quaient tous les jours de cette ère de liberté, on n’apprît que j’avais correspondu avec cette fille célèbre dont le nom seul faisait trembler nos tyrans. Je regrette vivement de n’avoir pu conserver ces lettres, car elles étaient toutes caractéristiques ; mais je ne les ai point oubliées. La catastrophe qui vint bientôt frapper celle qui les écrivait en a gravé jusqu’aux moindres traits dans ma mémoire. On y lisait le dégoût de la vie, la tristesse d’une existence sans utilité et sans but, enfin tout le désenchantement d’un esprit déçu dans ses espérances après s’être longtemps nourri de séduisantes illusions. Elle parlait peu de politique et ne le faisait qu’avec une teinte d’ironie. Elle se moquait des émigrés et de leurs projets chimériques ; elle déplorait les scènes impies dont quelques églises étaient le théâtre. Un jour, elle me racontait une émeute survenue dans la paroisse de Verson, près de Caen, où l’on avait outragé des femmes fidèles à leur ancien culte. Celles-ci s’étaient vengées en déchirant l’écharpe de l’officier municipal. « C’était insulter l’âne jusqu’à la bride, » me disait-elle. Mlle d’Armont s’affligeait de ne pouvoir décider sa tante à venir nous rejoindre à Rouen. « Que n’avait-elle la baguette d’une fée pour bâtir un pont plus solide que celui qui inspirait tant de répugnance à la pusillanimité de la vieille dame ! — Si j’étais près de vous, ajoutait-elle, je redeviendrais votre écolière et je vous promettrais plus d’attention à vos leçons. Peut-être alors trouverais-je dans votre amitié, dans celle de votre bonne mère, dans la littérature et l’étude des langues, le dédommagement de tous les ennuis auxquels je suis en proie. Quand on ne peut vivre dans le présent et qu’on n’a point d’avenir, il faut se réfugier dans le passé et chercher dans l’idéal de la vie tout ce qui manque à sa réalité. »

« Je lui répondais exactement ; mais les occasions, car on ne se fiait guère à la poste, devinrent plus rares et finirent par manquer vers la fin de 1792. Cette cessation de correspondance me fut bien pénible. Depuis plusieurs mois, je n’avais reçu aucune nouvelle de Caen, lorsque tous les journaux annoncèrent l’assassinat de Marat par une jeune fille qu’on appelait Cerday de Saint-Armans. Les noms ainsi défigurés ne pouvaient nous mettre sur la voie. Nous restâmes donc dans la plus profonde ignorance jusqu’aux interrogatoires que les feuilles publiques nous transmirent. Les noms étaient toujours altérés, mais à cette question : « Où logiez-vous à Caen ? — Chez une parente. — Quelle société fréquentiez-vous ? — M. de La Rue, » nous jetâmes un cri d’effroi. Le nuage se dissipait et nous laissait apparaître la grande figure de Mlle d’Armont sous un jour tout nouveau pour nous.

« Je n’essaierai pas de peindre, je n’aime pas à me rappeler tout ce que j’éprouvai alors d’émotions déchirantes. Qu’importe ce que