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principes ne lui permettaient pas de faire. Cette opposition aux sentimens de son père dans un repas de réconciliation, cette résistance aux prières de ses amis, furent infiniment désagréables à tout le monde, et l’expression de malaise et de froideur qui se répandit sur toutes les physionomies ne put se dissiper.

« Le hasard voulut que ce jour-là l’évêque constitutionnel (l’abbé Fauchet) fît une manière d’entrée épiscopale dans la ville de Caen, environné et suivi d’une foule stipendiée qui faisait retentir l’air de cris de vive la nation ! vive l’évêque constitutionnel ! Les deux jeunes gens, choqués de ces manifestations et irrités sans doute de l’incompréhensible conduite de Mlle d’Armont, se rapprochèrent de la fenêtre sous laquelle le cortège passait en ce moment, en annonçant l’intention de pousser un cri tout opposé. C’était nous exposer tous à une mort certaine. La populace nous aurait écharpés, car, dans ces heures d’effervescence et de délire, malheur à qui la provoque sans être armé de la force nécessaire pour la dompter ! Nous nous jetâmes machinalement entre eux et la croisée pour les empêcher de se livrer à cette inexcusable folie ; mais leur tête était montée, et, ne pouvant rompre la barrière que, dans notre effroi, nous opposions à leur impétuosité, ils élevèrent la voix pour que leurs cris de vive le roi ! arrivassent jusqu’au flot tumultueux qui se précipitait dans notre rue. Alors Mlle d’Armont, saisissant M. de Tournélis d’une main ferme, l’entraîna au fond de la chambre, pendant que M. d’Armont imposait silence à son fils avec toute l’autorité d’un père. « Comment ne craignez-vous pas, dit-elle à l’imprudent jeune homme dont elle tenait encore le bras, comment ne craignez-vous pas que la manifestation intempestive de vos sentimens ne devienne fatale à ceux qui vous entourent ? Si c’est ainsi que vous croyez servir votre cause, vous ferez aussi bien de ne pas partir. — Et comment, mademoiselle, répondit M. de Tournélis avec impétuosité, n’avez-vous pas tout à l’heure craint d’offenser les sentimens de votre père, de votre frère, de tous vos amis, en refusant de joindre votre voix à un cri si français et si cher à nos cœurs ? » Elle sourit. « Mon refus, dit-elle, ne pouvait nuire qu’à moi. Et vous, sans aucun but utile, vous alliez risquer la vie de tous ceux qui sont avec vous. De quel côté, dites-le-moi, est le sentiment le plus généreux ? » M. de Tournélis baissa la tête et se tut. La foule s’était écoulée, et cet incident n’eut pas de suites.

« Nous étions convenues de nous écrire souvent et de profiter de toutes les occasions qui se présenteraient. Je reçus en effet de Mlle d’Armont dix ou douze lettres, dont il ne me reste plus que deux, parce que ma mère, les ayant trouvées dans la cachette où je les avais mises (à l’exception des deux dernières), jugea prudent de les brûler, craignant que dans les visites domiciliaires qui mar-