Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/612

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’attendrissais sur le sort de Louis XVI, quoique rien n’annonçât alors la fin funeste qui lui était réservée à la honte éternelle de la France. Tout pour le roi, telle était ma devise. Mlle d’Armont avait pour maxime que « les rois sont faits pour les peuples et non les peuples pour les rois. » C’était vrai sans doute, mais cela m’offensait dans l’objet de mon idolâtrie. Le calme imperturbable de mon adversaire m’impatientait, et je me brouillais avec elle : puis je me raccommodais et m’efforçais d’obtenir quelques concessions… Impossible : elle était trop vraie pour déguiser ses sentimens.

« Hélas ! à propos de ce royalisme incarné qui faisait et qui fait encore une partie de mon existence, je me souviens qu’un jour, assise dans les belles allées du jardin de l’hôtel Faudoas avec ma bien-aimée Éléonore, lisant avec elle l’histoire d’Angleterre, je pleurais à chaudes larmes sur les malheurs de Charles Ier et me passionnais pour les traits de dévouement qui ont immortalisé les partisans des Stuarts. « Vois-tu, ma chère, disais-je à ma petite amie, voilà comme je ferais si la même chose arrivait en France. Je me sacrifierais pour mon roi : je voudrais mourir pour lui ! — Oh ! répondait-elle, je le servirais assurément de tout mon pouvoir, mais pas jusqu’à la mort. J’aimerais bien mieux garder ma tête, fùt-elle à l’envers. » — Ce mot n’est jamais sorti de ma mémoire depuis l’époque où cette tête charmante tomba sous la hache révolutionnaire. Elle voulait vivre et elle a péri ! Moi, je voulais mourir, et je vis encore pour pleurer tant d’amis si chers et pour gémir sur les malheurs de mon pays !

« Mais revenons à Mlle d’Armont. Nous allions encore nous séparer, car mes parens se préparaient à quitter Caen pour se fixer à Rouen. Les têtes chaudes et fanatisées de Caen ne promettaient aucune sécurité. Les Rouennais au contraire jouissaient d’une réputation de sagesse et de modération qu’ils n’ont pas démentie pendant le régime de la terreur. Mme de Bretteville, désolée de nous perdre et mourant de peur, était presque déterminée à nous suivre : sa jeune parente l’y poussait de tout son pouvoir. Un seul obstacle s’opposa à la réalisation de ce projet, et cet obstacle fut invincible. La vieille dame avait entendu dire qu’il fallait traverser un pont de bateaux pour entrer dans la ville, et la voilà frappée de la peur que ce pont s’en allât à la dérive quand elle serait dessus et l’emportât en pleine mer. Si ridicule que cette crainte puisse paraître, il fut impossible de la déraciner de cette tête étroite, qui ne pouvait contenir deux idées à la fois. Toute notre éloquence, tous nos raisonnemens échouèrent devant un entêtement suprême. On proposa alors d’aller par Paris pour éviter le pont. C’était bien pis encore. Paris ! c’était avoir perdu l’esprit que se risquer à un si