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mentit pas cette seconde patrie dont l’histoire eut tant d’influence sur sa destinée.

« Arrière-petite-fille du grand Corneille[1], Charlotte était fille de M. de Corday d’Armont, gentilhomme de race, et de Mlle de Ménival. M. d’Armont (car il était connu sous ce nom) avait quatre enfans, deux fils et deux filles. L’aîné des garçons était placé à l’école militaire, et le second devait y entrer à son tour quand il aurait atteint l’âge. Cette famille, peu favorisée de la fortune, habitait une toute petite maison située sur la butte Saint-Gilles, à deux pas de cette belle Abbaye-aux-Dames, l’un des ornemens de la ville de Caen, et fondée par la femme de Guillaume le Conquérant, la reine Mathilde, qui fut, après sa mort, déposée dans le chœur de l’église. La famille d’Armont vivait avec la plus stricte économie et voyait peu de monde. Ma sœur, plus âgée que moi de huit ans, s’était liée, par suite du voisinage, avec Mlle d’Armont. M. et Mme d’Armont s’imposaient les plus grands sacrifices pour subvenir aux dépenses de leur fils aîné et se préparer à celles qu’allait bientôt nécessiter le plus jeune. Le père, homme doux et grave, avait l’habitude de mettre son argent dans un tiroir ouvert à ses enfans. Il leur en disait le chiffre, leur détaillait l’emploi qu’il comptait en faire, et par cette confiance il atteignait pleinement son but. Il leur faisait connaître la modicité de ses ressources et combien il fallait d’économie pour qu’elles pussent suffire aux besoins de la maison ; aussi tous les enfans refusaient absolument tout achat superflu dont ils auraient été l’objet, et chacun d’eux se multipliait en quelque sorte pour servir et aider de si bons parens. Ils avaient en cela un parfait modèle à suivre en leur sœur aînée, douce, calme, douée d’une raison au-dessus de son âge, car elle avait à peine douze ou treize ans quand nous vînmes habiter le quartier Saint-Gilles. C’était une jeune personne accomplie, soumise, laborieuse, bonne et prévenante envers tous. Elle s’appliquait à tous les travaux du ménage pour soulager sa mère, et quoique sa santé fût délicate alors, elle remplissait les fonctions dont elle avait voulu se charger avec la maturité d’une petite femme.

« On se réunissait souvent chez Mme d’Armont. Je me rappelle qu’un matin nous rencontrâmes, dans l’allée d’ormes qui longeait un des murs extérieurs de l’abbaye. Mlle d’Armont, qu’on rapportait pâle, la figure couverte de sang, et presque évanouie à la suite

  1. Marie Corneille, fille aînée du grand Corneille, veuve en première noces de M. de Guénébault, se maria en secondes noces à M. Jacques de Farey. Leur fille, Françoise de Farey, épousa M. de Corday, et fut mère de Jean-François de Corday d’Armont, marié à Charlotte Godier de Ménival et père de Charlotte Corday. (Note de Mme de M…)