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ainsi qu’ils ont rapetissé cette âme si grande et si fière à leurs mesquines proportions. Incapables de s’élever à sa hauteur, ils lui ont créé des mobiles à la portée du vulgaire. Il ne leur appartenait pas de comprendre ce sentiment exalté, ce dévouement sublime et ce mâle courage qui, malgré la révolte d’une nature compatissante et douce, ont armé le bras de Charlotte Corday et conduit son fer vengeur jusqu’au sein du monstre qui ne méritait pas de mourir d’une telle main.

« Je ne puis, hélas ! imposer silence au mensonge et à la sottise, je ne puis effacer tant de stupides écrits où se trouve indignement travestie une action dont les textes sacrés nous fournissent seuls l’exemple ; mais du moins, moi qui ai connu l’héroïne, moi qui fus son amie, je puis démentir ses calomniateurs. Je crois devoir à sa mémoire une sorte de réhabilitation morale, et, sans la condamner ni l’absoudre, je la montrerai sous son vrai jour avec des détails dont j’atteste la scrupuleuse fidélité. On la verra telle quelle fut dans ses jeunes années, et on pourra la suivre jusqu’à cette époque néfaste où le malheur des temps, développant une riche et puissante organisation, plongea la jeune fille dans cette exaltation qui lui fit donner et recevoir la mort avec une égale intrépidité.

« Lorsque Charlotte Corday eut envoyé Marat devant le tribunal de Dieu, et que la justice des hommes eut prononcé sa propre sentence, on inventa mille fables absurdes sur le compte de celle qui avait arrêté cette carrière souillée de tant de sang et de crimes. Je me souviens d’avoir vu alors une image qui la représentait en costume de simple ouvrière coiffée d’un petit bonnet rond. On en faisait une espèce de grisette qui avait voulu venger son amant, que Marat, disait-on, avait fait monter à l’échafaud. À Charlotte Corday un amant !… Mais cette explication était simple, probable, à la portée de ceux qui la donnaient et de ceux qui la recevaient. Ainsi représentée et ravalée au niveau des femmes ordinaires, elle était mieux comprise. On la plaignait, on la trouvait presque excusable, et plus d’une jeune fille dut se dire, dans le secret de son cœur : « J’en aurais fait autant. » Mais Charlotte Corday était bien supérieure aux faiblesses humaines, et son poignard eût dédaigné de venger une injure personnelle, une infortune vulgaire. Arracher son pays à la tyrannie d’un scélérat, arrêter l’effusion du sang, imposer un silence éternel à cette voix frénétique qui demandait cent mille têtes, tel fut le vrai, le seul motif qui fit une Judith de cette créature modeste et timide dont la vie, jusqu’à ce terrible jour, avait été paisible, innocente et cachée. Voilà ce qui mit en elle cette mâle énergie qui ne l’abandonna pas un seul instant et qu’elle porta sur l’échafaud. Française par la naissance, Romaine par le cœur, elle ne dé-