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les têtes bien saines. Je ne veux pas dire que La Florade en soit indigne ; mais elle le connaît si peu et elle est si incapable de l’apprécier, qu’elle eût pu en aimer tout autant un autre sans savoir pourquoi.

— Alors vous êtes persuadé qu’une tête saine peut se fier à son cœur ?

— Quand le cœur est aussi sain que la tête, quand il a conscience de sa dignité, de sa pureté et de sa force, peut-il donner place à des fantômes et adorer au hasard une figure incertaine ? Se laisse-t-il troubler et surprendre ? Ces grands magnétismes dont on parle ne s’adressent-ils pas aux sens plus qu’à l’esprit ? L’âme éprise d’un type idéal peut-elle descendre aux agitations vulgaires et se laisser envahir par des nuages grossiers ? Je ne le crois pas, et voilà pourquoi je vous dis, madame : Ne prenez conseil que de vous-même.

— Vous avez raison, docteur ! répondit la marquise en me tendant la main. Tout ce que vous me dites là est ce que je pense. Vous venez de me donner une consultation, et vous reconnaissez que je ne suis pas trop malade ?

— Puissiez-vous ne pas l’être du tout !

— Vous en doutez donc ?

— Et vous, madame ?

— Ah ! docteur, vous êtes trop curieux, répondit-elle avec un sourire dont je fus ébloui. Attendez que je vous interroge une autre fois. Pour aujourd’hui, en voilà assez : il faut que j’aille rejoindre Paul, qui travaillerait trop ou trop peu. Je connais sa dose !

Cet entretien réveilla en moi le trouble inexprimable que j’avais tant combattu. Le sourire, le dernier sourire, si clair, avec un regard si beau, dont le fluide divin m’avait enveloppé de confiance ardente et de reconnaissance passionnée ;… mais c’était un regard et un sourire de femme qui n’a pas aimé, qui n’aime peut-être pas, et qui ne sait pas la portée de ses manifestations sympathiques. Qu’est-ce que le regard et le sourire ? Des choses infiniment mystérieuses qui échappent à la volonté, et qui s’adressent quelquefois à l’un parce qu’on pense à l’autre. Est-ce que toutes les paroles, toutes les questions et toutes les réponses de la marquise ne pouvaient pas ou ne devaient pas se résumer ainsi : « J’ai pensé malgré moi à La Florade, et je veux savoir si je l’aime ? Vous me prouvez que j’aurais tort de l’aimer si vite, et je vais me méfier un peu plus de lui et de moi. Réussirai-je ? Je vous le dirai plus tard. »

« Oui, oui, pensais-je en descendant au hasard chez Pasquali, voilà certainement comment il faut comprendre : c’est le vrai sens ! Ah ! pauvre homme ! tu te croyais fort ! Tu ne sais ni guérir ni combattre. »