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Christ, ce bonheur de peindre sa figure, de le mettre en scène, de le faire parler, ne sont-ce pas là des sentimens qui atténuent les erreurs ou corrigent l’insuffisance du fond ? Je ne crois pas avec M. Gaberel que cette page atteste chez Rousseau une régénération de sa pensée, mais je me garde bien de dire avec M. Sayous que Rousseau ait osé se comparer au fils de Dieu, qu’il ait songé à lui-même chaque fois qu’il a parlé de Jésus, et que ce dernier écrit soit une nouvelle preuve de ce long délire. Il me semble enfin qu’on retrouve dans ce morceau sur la révélation l’influence des amis, des disciples que Rousseau avait conservés à Genève, et qui, tout en déplorant ses fautes, lui savaient gré d’avoir glorifié l’Evangile en réponse aux dérisions de Voltaire. Aujourd’hui même, après que le christianisme helvétique a recouvré une vigueur qu’il n’avait pas au XVIIIe siècle, les esprits les plus fermes dans leur foi remercient l’auteur d’Emile d’avoir tenu ce drapeau à une époque où la licence et l’impiété se mêlaient sans cesse aux plus généreuses passions philosophiques[1]. Combien ce sentiment devait être plus vif encore chez des contemporains ! Autour de Paul Moultou, il y avait des chrétiens philosophes dont l’opinion n’était pas indifférente à Rousseau, un Vernet, un Roustan, un Romilly, un Jacob Vernes, un Claparède, dix autres encore, et je n’oublierai pas dans le nombre ce brave horloger François de Luc[2], apôtre un peu ennuyeux, il faut en convenir, mais si dévoué, si cordial, et qui avait entrepris avec tant de candeur la conversion de Voltaire.

Chose étrange ! satisfait pour lui-même d’un christianisme sans précision, Rousseau ressentait de vives alarmes s’il voyait le christianisme positif s’altérer dans l’âme de ses amis. On le soumit un jour à cette épreuve dans les dernières années de sa vie, et le succès fut complet. Moultou, qui se portait garant des croyances de Jean-Jacques, imagina de lui procurer une émotion qui fit éclater les secrètes pensées de son cœur ; il feignit d’avoir rendu les armes à l’incrédulité voltairienne. C’est alors que Rousseau lui adressa cette lettre : « J’ai vu, mon ami, dans quelques-unes de vos lettres, notamment dans la dernière, que le torrent de la mode vous gagne, et que vous commencez à vaciller dans des sentimens où je vous croyais inébranlable. Ah ! cher ami, comment avez-vous fait ? Vous en qui j’ai toujours cru voir un cœur si sain, une âme si forte, cessez-vous donc d’être content de vous-même, et le témoin secret de vos sentimens commencerait-il à vous devenir importun ? Je sais

  1. Parmi les ouvrages où ce sentiment s’est exprimé, il faut citer surtout, la Vie éternelle, sept discours, par Ernest Naville ; 1 vol. in-8o, Genève 1861, Cherbuliez.
  2. C’était le père des deux ardens naturalistes, Guillaume-Antoine et Jacques-André. M. Sayous a parfaitement apprécié lu foi téméraire et candide qui anime les œuvres scientifiques de Jacques-André, particulièrement son Histoire de la Terre et de l’Homme.