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qui enchante, ne dit rien sur cette matière. Je n’ai presque point de pères de l’église dans ma bibliothèque… Vous travaillez sans doute à votre grand ouvrage. Pourquoi n’en apporteriez-vous pas quelques cahiers à Ferney ?

« Il y a deux choses que j’aime passionnément : c’est tout ce que vous dites et tout ce que vous écrivez. Vous avez encore un mérite qui vous distingue bien singulièrement de vos confrères, c’est que vous aimez passionnément la vérité. Aussi c’est avec une vérité extrême que je vous suis attaché pour toute ma vie. »

« 23 mars 1765.

« Mon très cher et très aimable philosophe, il est vrai que je veux vendre Ferney. Je suis las de vivre en fermier-général ou en prince de l’empire. Nos affaires ont été dérangées pour avoir donné pendant quatorze ans bals, ballets et comédies, et pour avoir été les aubergistes de l’Europe. Mme Denis va tâcher de rassembler quelques débris à Paris. Je lui donne vingt mille francs de pension, et je me réserve de quoi vivre philosophiquement à Tournay, si je puis trouver un prix raisonnable de Ferney. Quiconque l’achètera ne pourra que faire un très bon marché. Puisque vous avez la bonté de m’en procurer la défaite, vous recevrez demain un mémoire très fidèle concernant la terre. J’aurai l’honneur de vous parler une autre fois de Paul, apôtre. Permettez qu’aujourd’hui le spirituel soit un peu sacrifié au temporel…

« VOLTAIRE. »

« Mon cher philosophe, je ne puis m’empêcher de vous gronder encore de m’avoir forcé à vous donner ce malheureux titre au-dessus duquel vous êtes si fort élevé. Vous l’avez voulu. J’ai obéi malgré moi, parce qu’il faut servir ses amis comme ils le veulent et non pas comme on veut ; mais je vous jure encore sur ma tête que cette précaution était fort inutile et qu’elle pouvait être très dangereuse. J’en juge ainsi, puisque je n’ai pas reçu aujourd’hui jeudi le passeport que j’attendais. J’écris à M. le duc de Praslin pour le remercier et pour le presser… J’avoue que Mme la duchesse d’Enville a bien raison de souhaiter qu’on vous refuse.

« VOLTAIRE. »

« Vous savez bien, mon cher philosophe, que j’écrivis le vendredi, et qu’en conséquence de la rage que vous aviez d’être intitulé ministre du saint Évangile, j’écrivis encore le samedi. On me mande, en réponse à la lettre de vendredi, que vous aurez votre passeport. Mais je tremble, je vous l’avoue, que la lettre du samedi n’ait tout gâté. Il est très certain qu’avec un passeport du ministre vous auriez été dans la plus grande sécurité… Il se peut faire que ma réticence du vendredi sur votre sacré ministère et mon aveu du samedi aient donné quelques soupçons. Si, dans huit jours, vous ne recevez pas le passeport, il faudra absolument que Mme la duchesse d’Enville réponde pour vous, et qu’elle jure que vous n’êtes pas plus serviteur de ce farouche Calvin que de ces imbéciles du concile de Nicée. Qui croirait qu’il fallût tant de soins et tant de peines pour respirer l’air de son pays ? Nous sommes encore welches :

Hodieque manent vestigia ruris.