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Certes il est impossible de soutenir que l’influence, je ne dis pas seulement de Moultou, mais de la société genevoise tout entière, ait déterminé la conduite de Voltaire en cette circonstance. Voltaire n’avait pas besoin d’être poussé à la défense des malheureux. Dès qu’on apprend à Genève le supplice de Calas, Voltaire en pousse des cris de honte et de douleur. Il s’adresse à Paris aux puissans du jour, en même temps qu’il excite le zèle de ses amis. Il fait parler au duc de Choiseul par le maréchal de Richelieu, et aux philosophes par Damilaville : « Mes chers frères, écrit-il à ce dernier, il est avéré que les juges toulousains ont roué le plus innocent des hommes. Presque tout le Languedoc en gémit avec horreur. Les nations étrangères, qui nous haïssent et qui nous battent, sont saisies d’indignation. Jamais, depuis le jour de la Saint-Barthélémy, rien n’a tant déshonoré la nature humaine. Criez, et qu’on crie ! » Et il crie tout le premier. Non, il n’y a pas autre chose ici que le cœur de Voltaire ; l’ardent ennemi du fanatisme se serait renié lui-même, s’il avait laissé passer l’assassinat juridique de Calas sans soulever la France par ses protestations. Comment nier cependant la part d’influence qui revient à la société suisse ? Parcourez la correspondance de Voltaire à cette date ; vous y verrez qu’il s’appuie sans cesse sur l’opinion de Genève, sur l’indignation de la Suisse et de l’Europe. Il disait aux Parisiens : « Criez ! » Deux semaines après (17 avril), il s’aperçoit que les Parisiens sont déjà occupés d’autre chose, tandis que les sentimens des Genevois n’ont rien perdu de leur vivacité. « On est toujours indigné ici de l’absurde et abominable jugement de Toulouse. On ne s’en soucie guère à Paris, où l’on ne songe qu’à son plaisir, et où la Saint-Barthélémy ferait à peine une sensation. » Et vers le même temps, dans une lettre au comte d’Argental, n’écrit-il pas ces mots : « Mes anges, mes anges, rit-on encore à Paris ?… Pour moi, je pleure. Vos Parisiens ne voient que des Parisiennes, et moi je vois des étrangers, des gens de tous les pays, et je vous réponds que toutes les nations nous insultent et nous méprisent. » Malgré sa haine du fanatisme, le Suisse Voltaire était trop Parisien pour s’occuper bien longtemps d’une aventure à laquelle Paris ne s’intéressait plus. Remarquez d’ailleurs qu’il s’agit ici d’une chose toute nouvelle dans sa belliqueuse carrière. Pendant près d’un demi-siècle, Voltaire a défendu l’esprit. d’humanité avec les armes qui lui sont propres, mais toujours d’une manière générale, comme poète ou historien ; jamais encore il n’a fait acte d’avocat, prenant un homme ou une famille sous la protection de son génie, et se donnant tout entier à son client. Sans les excitations qui l’entourent à Ferney et à Genève, qui sait s’il eût conduit si vaillamment cette affaire ? Voilà dans quelle mesure j’admettrais les prétentions des écrivains genevois, lorsqu’ils réclament