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dictature, un Bodmer, un Sulzer, surtout un Lavater et un Pestalozzi. Avions-nous tort de dire que notre littérature philosophique, au milieu de ses brillantes conquêtes à travers l’Europe, a trouvé là, au pied des Alpes, tout un monde qui sut se défendre, toute une société saine et libre qui l’obligea de compter avec elle ?

Voltaire, qui avait ébloui et bouleversé par ses moqueries étincelantes la société catholique de son temps ; Voltaire, qui s’amusait à exaspérer les jansénistes, à bafouer les jésuites, à persifler la cour romaine, et qui se faisait ensuite complimenter par le pape, trouva piquant d’essayer le prestige de son esprit sur la capitale du protestantisme. Dissoudre le christianisme genevois sans avoir l’air d’y toucher, enrôler dans le parti encyclopédique les ministres de l’Évangile, flatter, séduire, diviser, fasciner enfin cette grave cité de Calvin, c’eût été pour Voltaire une des scènes les plus fantasques dans cette comédie sans modèle qu’il jouait en personne sur la scène de l’Europe. Il oubliait que, dans les pays catholiques du XVIIIe siècle, le sentiment religieux ayant été affaibli par bien des causes diverses, les victoires de la moquerie sceptique étaient préparées d’avance ; la résistance à Genève devait être plus sérieuse. Dès le premier jour, les gardiens de la moralité publique s’alarment de l’arrivée de Voltaire, et il est obligé de rassurer magistrats et pasteurs par les déclarations les plus graves. Bientôt cependant, sans démasquer encore toutes ses batteries, il commence décidément la guerre, une guerre de persiflages et de pamphlets, renouvelée sous maintes formes et beaucoup plus importante qu’on ne l’a cru, si bien qu’un Genevois de nos jours, dans une savante et impartiale étude, a pu résumer ainsi toute cette dernière période de la vie du poète : « A une lieue de Ferney se trouvaient douze pasteurs huguenots et autant de magistrats religieux, qui, considérant comme leur devoir de maintenir la foi chrétienne dans la conscience du peuple confié à leurs soins, ne craignirent pas de lutter pendant vingt années avec cette royauté si universellement reconnue de l’esprit et de l’irréligion[1]. »

Ce qui me frappe tout d’abord dans cette lutte, ce sont les sentimens de charité qui animent les défenseurs de la foi. Quand les jansénistes de Paris, théologiens ou magistrats, jettent l’anathème aux novateurs, on sent bien, à la violence de leurs paroles et à l’acharnement de leurs, délations, qu’ils sont exaspérés par l’affaissement général des croyances. Rien de pareil à Genève ; point de fureurs, point de fanatisme. Les vingt-quatre combattans officiels sont fermes sur les choses et bienveillans pour les personnes. Quant à ceux qui se pressent autour d’eux, comme ils sont plus libres dans

  1. Voltaire et les Genevois, par J. Gaberel ; Genève 1856.