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assemblée de la science européenne. Et ce n’est pas seulement un groupe, c’est une légion. Un critique érudit, M. Sayous, dans les deux volumes qu’il vient de publier sur le XVIIIe siècle à l’étranger[1], a retrouvé les titres et ranimé les physionomies de ces nobles personnages, trop oubliés de l’histoire littéraire. Autour de Firmin Abauzit et de Charles Bonnet, il a rassemblé leurs amis, leurs élèves, Abraham Trembley, Cramer, Necker de Saussure, Théodore Tronchin, celui-là même qui écrivait à Rousseau : « Les philosophes extravaguent, les beaux-esprits font pitié. Il n’y a d’homme respectable que celui qui est pénétré de sa petitesse et de la grandeur de Dieu. » Au moment où toutes les forces de l’homme se déploient avec une sorte de délire, et où la Providence est insultée, ce sentiment de la grandeur de Dieu est l’inspiration qui soutient tous les savans de la Suisse. On peut voir leur vie et leurs œuvres dans les intéressantes recherches de M. Sayous ; on y verra aussi combien de publicistes, de moralistes, de théologiens, de prédicateurs populaires, développaient librement ce christianisme attesté par la science, et le répandaient au sein de la foule. Mlle Aïssé, transportée quelque temps à Genève au sortir des plus brillans salons de Paris, crut y voir une sorte d’humanité idéale, et le joyeux étonnement qu’elle avait éprouvé ne s’effaça plus de son esprit. « J’ai trouvé, disait-elle avec une simplicité expressive, j’ai trouvé les personnes avec qui je vivais à Genève selon les premières idées que j’avais des hommes, et non pas selon mon expérience. L’innocence des mœurs, le bon esprit y règnent. » A quoi faut-il attribuer ce résultat, si ce n’est à l’influence de tant de savans personnages chez qui le sentiment des choses divines ennoblissait encore les plus beaux dons de l’intelligence ? Vous connaissiez à peine de nom le théologien Alphonse Turretin, le mathématicien Cramer, le jurisconsulte Burlamaqui, le philosophe et physicien George Lesage ; vous ne connaissiez ni Crousaz, ni Murait, ni Romilly, ni ce Roustan qui plus d’une fois déconcerta Voltaire : toutes ces figures excellentes et bien d’autres encore ont été mises dans leur vrai jour par le récent historien du XVIIIe siècle à l’étranger.

Tandis que M. Sayous nous révélait ainsi l’état de la Suisse française en face de Voltaire et de Rousseau, un écrivain allemand, M. Moerikofer, publiait à Leipzig un travail du même genre sur la Suisse germanique au XVIIIe siècle[2]. À la suite du grand Haller apparaissent dans son tableau tous ces libres écrivains qui, sans se soustraire à la mission de leur époque, n’ont subi pourtant aucune

  1. Le dix-huitième siècle à l’étranger, par M. A. Sayous ; 2 vol. in-8o, Paris 1861, Amyot.
  2. Die Schweizerische Literatur des achtzehnten Jahrhunderts, von J. C. Moerikofer ; 1 vol. in-8o, Leipzig 1861.