Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/39

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus de s’y arrêter. Ma loyauté me défendait d’ailleurs de chercher à l’ébranler. J’avais dit au baron tout ce que ma conscience m’ordonnait de lui dire. Mon rôle était d’attendre désormais les événemens en silence. Je ne voulus pourtant pas cacher le fait à Pasquali, je désirais qu’il fût connu de La Florade. Je le lui aurais dit avec calme à lui-même, s’il m’eût laissé le temps de m’expliquer, au lieu de me pousser à bout.

— Ainsi, dit Pasquali, il va trouver sous quelques rapports le baron prévenu contre lui ? Allons, à la garde de Dieu ! Vous avez fait votre devoir ; écoutez votre cœur maintenant. Il est vraiment fou de chagrin, cet enfant, et il est si bon !… Mais j’oublie que tu es mon enfant aussi, et que je veux te tutoyer. Au revoir, j’entends le premier coup de ton dîner qui sonne à la maison Caire. Renvoie-moi mon possédé, je veux savoir comment le baron l’aura reçu.

Le baron n’avait pas aperçu La Florade. — Est-ce qu’il va venir tous les jours ? me dit-il avec un peu de sécheresse. — Je lui répondis que La Florade, étant chez Pasquali, avait annoncé vouloir lui demander un conseil ou un service. Je ne crus pas devoir m’expliquer davantage. M. de La Rive s’étonna un peu de mon silence, et puis tout à coup pendant le dîner, et comme si sa pénétration l’eût fait lire dans ma conscience, il répondit de lui-même à mes pensées : Tu diras ce que tu voudras (je ne disais quoi que ce soit) ; je ne ferai jamais grand fonds sur les hommes qui ne savent pas se vaincre. C’est peut-être la manie d’un pauvre petit vieux qui a passé sa vie à souffrir et à s’en cacher pour ne pas attrister les autres, mais je ne peux faire cas que de ceux qui ont ce courage-là. La vie ne se passe pas à se jeter dans l’eau ou dans le feu pour ceux qu’on aime : elle se passe en petits maux et en petites tristesses de tous les instans, dont il faut leur épargner le spectacle ou la contagion. Faut-il que personne ne dorme quand nous ne pouvons pas dormir ? Et ne sommes-nous pas à moitié guéris déjà de nos souffrances quand nous les avons épargnées aux dignes objets de notre affection ? Qu’est-ce que tu dis de cela, toi ?

— Je dis comme vous, répondis-je, et je sens que, si je pouvais l’oublier, votre exemple me le rappellerait à toute heure.

Nous quittions la table, il se leva avant moi, prit ma tête brûlante entre ses deux mains et la serra un instant sans rien dire. Avait-il donc deviné combien je souffrais et combien j’avais besoin d’être aimé de lui ? Il me chargea de porter à Paul un livre qu’il lui avait promis, et de lui expliquer je ne sais plus quel passage qui devait servir à sa version du lendemain. La soirée était douce. Je sortis nu-tête, comptant demander Paul et ne pas déranger sa mère.

Comme je prenais par le plus court à travers les lauriers, j’entendis près de la source, qui était renfermée dans une voûte cou-