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m’apparaissaient cent fois plus belles que le marbre ou l’ivoire ne pouvaient les rendre : elles remplissaient le ciel par leur grandeur ; sur leurs traits rayonnaient une bonté et une grâce ineffables. Aujourd’hui je rougis d’avoir osé façonner Dieu à notre image, et de l’avoir enfermé dans une prison telle que le corps. Toute forme propre à flatter nos sens s’est évanouie. Si je m’efforce de contempler la Divinité, elle recule à travers les espaces, elle m’éblouit, elle se dérobe, revêtue tour à tour des rayons de la lumière et des ombres de la nuit, tandis qu’autour d’elle court éternellement le chœur innombrable des astres.

SOCRATE.

Et tu n’entrevois pas quelle destinée t’est réservée ?

PHIDIAS.

Les mortels, bornés qu’ils sont de toutes parts, conforment leurs espérances à leurs désirs et règlent la vie future sur leurs habitudes présentes. Les sages se flattent de se promener dans les Champs-Elysées en conversant avec les sages. Les guerriers d’Homère veulent retrouver dans les enfers les luttes héroïques de l’hippodrome. On nous dit que les Scythes, peuple errant, comptent se livrer dans le ciel à des chasses effrénées. De même, ayant été adonné à l’art, c’est en artiste que j’envisage le lendemain de la mort. Je m’imagine que je verrai Dieu face à face, que les modèles de beauté et de perfection qu’il contient en lui me seront révélés, que j’embrasserai d’un regard le spectacle de l’immense univers, que j’en pénétrerai le mystérieux mécanisme, en un mot que je m’enivrerai à la source éternelle du beau. Mais je ris, Socrate, en m’apercevant que je partage encore les faiblesses humaines.

SOCRATE.

Tu changes de visage ! N’ai-je point abusé de ta force ?

PHIDIAS.

Je dois me ménager. Bien que ma volonté me soutienne, il ne me reste que peu d’heures à vivre. Périclès va venir. Il faut aussi que j’adresse à mes amis le suprême adieu. Ils attendent, réunis devant la prison.

SOCRATE.

Ils y sont en effet, ne dissimulant point leur douleur.

PHIDIAS.

Qu’ils entrent, et se hâtent. (Socrate sort, et revient avec les disciples de Phidias.)

SCÈNE X.
PHIDIAS, SOCRATE, AGORACRITE, ALCAMÈNE, PRAXIAS, D’AUTRES DISCIPLES DE PHIDIAS.
PHIDIAS.

Ne pleurez pas, mes amis. J’ai atteint l’âge où un jour ajouté à un autre jour n’apporte ni profit ni plaisir.

AGORACRITE.

O maître, que de chefs-d’œuvre tu aurais pu créer encore !