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l’histoire de l’Italie moderne, ce sont les réminiscences de l’antiquité et l’influence du catholicisme. Toutefois l’on s’étonne davantage de les retrouver dans un genre où, d’un côté, domine l’inspiration naturelle et sans art, où, d’autre part, l’expression de la malignité humaine, des passions sensuelles et quelquefois brutales tient plus de place qu’ailleurs. On a vu que la langue elle-même conservait, dans ces sujets familiers, des traces de l’antiquité grecque et romaine, et, si nous possédions un plus grand nombre de ces chants antiques, tels que les hymnes des frères arvals, les chansons à Saturne, il est permis de croire que les points de comparaison seraient plus nombreux, plus frappans, plus décisifs entre les deux littératures populaires qu’entre les compositions savantes des temps anciens et des temps modernes.

Le chant des sentinelles de Modène en 924, vers le temps de l’irruption des Hongrois, est encore tout latin ; mais il a un caractère harmonieux et musical dont les hymnes de l’église offraient alors seuls l’exemple.

O tu qui servas armis ista mœnia,
Noli dormire, moneo, sed vigila…
Nos adoramus celsa Christi numina, etc.


Déjà cependant l’ancienne prosodie avait disparu, on n’avait plus souci de la syntaxe, et des terminaisons fixes commençaient à remplacer les antiques flexions. Plus tard, quand la langue littéraire se dégagea complètement du latin et atteignit d’un bond à la perfection dans les écrits de Dante et de Pétrarque, quand la renaissance vint presque en même temps raviver les souvenirs de la Grèce et de Rome, les formules classiques et païennes s’imposèrent à la chanson populaire elle-même, qui en a gardé des traces jusqu’à nos jours, et tandis que les Rumènes, ancienne branche détachée de bonne heure de la souche italique, invoquent saint Jupiter et saint Mercure, le Toscan s’adresse aux quatre prophètes : Jupiter, Mars, Vénus et Saturne. De là vient encore qu’il n’y a pas en Italie, comme dans les autres pays de culture néo-latine, un abîme entre la poésie savante et la poésie populaire. Le bandit lettré de Colomba, qui demande un Horace Elzevir à celui dont il vient de sauver les jours, n’est qu’à demi fantastique. Un écrivain du pays met dans la besace de son héros, personnage du même genre, du vulnéraire, de l’alcali et deux volumes : les Canzoni de Pétrarque et le Chrétien mourant du père Guglielmo da Speloncato. Dans un chant corse, un bandit tué à la suite d’une rencontre avec la force armée se plaint à Caron en traversant le Styx. Comme Dante, il met aux enfers ses ennemis, c’est-à-dire les gendarmes, pêle-mêle avec » les anthropophages, les Tantales, les Busiris, le féroce Atrée, Lycaon et ses chiens, etc. » Un