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rues, à réciter tous les jours leur rosaire, enfin à présenter chaque année à la congrégation, le 8 décembre, jour de la fête de l’Immaculée Conception, un hymne en l’honneur de la Vierge. Tous les premiers jeudis du mois, un père jésuite recevait leur confession et faisait passer à la censure leurs poésies. Du moins tel est l’état de choses que constatait Gregorovius dans son ouvrage publié en 1861.

La Sardaigne, dans son idiome âpre et sauvage, se flatte d’avoir conservé à un plus haut degré que la péninsule les analogies avec la langue latine, leur mère commune. Non-seulement on y rencontre à chaque pas ces terminaisons en ù qui rappellent les us latins, et qui se retrouvent aussi en Sicile et en Corse ; mais un de ses écrivains, le père Madau, pour mieux établir cette affinité, a composé des hymnes de longue haleine qui sont à la fois latins et sardes. Les chants populaires de la Sardaigne sont pour la plupart religieux ou pastoraux. Voici le début d’un de ces derniers, l’Agnella, qui a gardé comme un parfum lointain de la poésie de Théocrite :

Ad narrer un anzone, amigu meu,
That bennidu a dainanti at’ traëssende ?
Nara mi, si l’has bida : gasi Deu
Ti guardet sas qui gighes pasturende[1] !

Les pâtres et bergères de la Gallura chantent, en s’accompagnant de la guitare, des poésies dialoguées et improvisées pour la plupart, qui offrent une analogie frappante avec les vers amébées des bergers de Virgile. Comme ceux-ci, ils se proposent des énigmes qu’il faut résoudre avec les mêmes mesures et les mêmes rimes, souvent bizarres à dessein, dont nos rondeaux, nos sonnets ou, mieux encore, les tours de force prosodiques de nos poètes du XVe siècle et de la Pléiade peuvent seuls donner quelque idée. » Souvent, dit l’abbé Spano[2], quand les deux principaux acteurs ont échangé rapidement leurs demandes et leurs réponses, un troisième s’élance dans la lice comme arbitre : et vitula tu dignus et hic, mais ce n’est là qu’un prétexte pour engager une nouvelle lutte : il provoque les assistans à prendre parti ; de nouveaux jouteurs se succèdent, et le soleil se lève avant que la verve des improvisateurs ne s’épuise, ou que le cercle qui les écoute, debout sur ses pieds et bouche béante, ne songe à se séparer. » Ce don de l’improvisation, commun à la plupart des populations italiennes, fut de tout temps caractéristique du génie sarde, depuis Tigellius, cet improvisateur de César et

  1. « Dis-moi, n’as-tu pas vu une agnelette, ami, — qui vas errant dans ces campagnes ? — Dis-le-moi, si tu l’as vue : ainsi puisse Dieu — veiller sur le troupeau que tu mènes au pâturage ! »
  2. Dans son excellent ouvrage : Ortografia sarda.