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et romaine, les anciens idiomes indigènes ou venus du dehors. D’abord se présente la Sicile, berceau de l’antique poésie pastorale et de la poésie italienne moderne. Ses bergers chantent encore des strophes alternées, comme ceux de Théocrite, de Virgile, de Calpurnius, et ses paysans des tensons comme les troubadours. Le souvenir du fondateur de la dynastie normande y revit dans la ruggiera, danse chantée à quatre personnages, qui s’exécute dans la province de Galati, près de Messine, et celui de Mainfroi dans les strambotti, dont le vieux chroniqueur Matteo Spinello parle en ces termes : « Souvent le roi sortait la nuit par Barletta, chantant des strambotti et des chansons d’amour, et avec lui marchaient deux musiciens du pays, grands romanceurs (romanzatori). » Les colonies gréco-albanaises qui s’établirent en Sicile après la chute de Constantinople et la défaite de Scanderberg conservent encore, dans certains villages, avec leur idiome et leurs mœurs, de curieux chants traditionnels. Il n’y a pas bien longtemps même que ces restes d’une antique nationalité se réunissaient tous les ans au 24 juin, faisaient solennellement l’ascension du mont delle Rose, et là, tournés vers l’orient, aux premières lueurs de l’aube nouvelle, entonnaient cet hymne au refrain tout homérique : « O belle Morée, depuis que je t’ai laissée, je ne t’ai plus revue ! Là se trouve mon père, là est ma mère, là reposent mes frères[1]. »

Mgr Crispi, évêque de Lampsaque, a recueilli ces chants gréco-albanais, et les a joints au recueil des chants siciliens de Vigo. Parmi ces poésies, qui roulent pour la plupart sur l’amour et sur la religion, il y en a de klephtiques ; telles sont le Petit Constantin, Paul Guillaume, etc. Nous citerons cette dernière pièce, qui est courte et qui établit un lien entre les chants des armatoles grecs et ceux des banditti corses.


« Cette nuit, à deux heures, — j’entendis une grande plainte, — et c’était la plainte de Paul Guillaume, — Paul Guillaume blessé, qui se recommande à ses compagnons. — A vous, compagnons et frères, — à vous fortement me recommande — pour que vous me creusiez une tombe — aussi large que longue, — et qu’au chevet de cette tombe — vous ouvriez une fenêtre, — où l’on mettra ma cartouchière, — et qu’au pied de ma tombe — on suspende mes armes[2]. — Ensuite écrivez et racontez, — racontez à ma bonne mère — qu’avec les fils de ses cheveux — elle me couse la chemise,

  1. O’ ebûcura Morée,
    Cù cuur të glieë nengh të peë, etc.
    (Cf. Odyssée, lib. III, v. 109 et suiv.)
  2. De même, dans le Tombeau de Dimos : » Faites mon tombeau, et faites-le-moi large et haut ; — que j’y puisse combattre debout et charger sur le côté. — Laissez à droite une fenêtre, pour que les hirondelles viennent m’annoncer le printemps, » Fauriel, t. Ier, p. 56.