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que Marescat ne pouvait activer ses vieilles bêtes, faisant ranger les autres voitures, les charrettes, les piétons, tout ce qui pouvait gêner ou inquiéter le trajet de la marquise sur cette route coupée d’angles de montagnes et bordée de précipices. À Ollioules, il prit Pasquali dans sa carriole, afin de lui parler de la marquise, et aussi afin d’avoir occasion de la faire arrêter un peu plus loin, pour lui rendre son passager. Il ne manqua pas d’aller la saluer encore et de lui demander quel jour elle voulait choisir pour visiter la Bretagne. Il offrait son canot, ses hommes, son bras, sa tête, son cœur, tout cela dans un regard. Elle n’accepta et ne refusa rien. Elle était préoccupée. Cachait-elle ainsi une émotion secrète ? Je fus étonné de voir le baron inviter La Florade à déjeuner pour le lendemain avec Pasquali.

— Oui, oui, cela t’étonne, me dit-il quand nous fûmes seuls en cabriolet, Pasquali étant monté avec Marescat sur le siège de la calèche ; mais il faut te dire que les La Florade sont plus à craindre de loin que de près, et que j’aime mieux lui donner ses entrées franchement que de le voir rôder sous les fenêtres.

— Vous commencez donc à craindre…

— Pour le repos de la marquise ? non ; mais un don Juan amoureux et sincère peut compromettre la réputation d’une femme par des étourderies, si on irrite sa passion. Et puis je ne veux pas qu’il aille s’imaginer qu’on enferme celle-ci et qu’on la surveille parce qu’on le craint. Demain je le conduirai chez elle. Il ne la connaît pas assez, vois-tu ; il s’imagine qu’on peut oser avec elle comme avec toutes les femmes, et que l’occasion seule lui manque. Selon moi, la véritable dignité d’une mère de famille n’est complète qu’à la condition de ne pas fuir devant ces prétendus dangers qui n’existent que dans les romans. Les romanciers, mon cher enfant, ne mettent pas volontiers en scène les femmes vraiment fortes ; ils ont peur qu’on ne les trouve invraisemblables ou ennuyeuses. Le roman a besoin de drames et d’émotions, par conséquent de personnages qui s’y prêtent par nature et à tout prix ; mais le roman est une convention, et l’art cesserait peut-être de nous sembler de l’art, s’il voulait être absolument gouverné comme la vie. Ici, nous sommes dans la réalité, mon ami, et nous ne souffrirons pas que M. La Florade nous jette dans le roman. Laissons-le venir, et nous verrons bien si ses prétentions survivront à un tête-à-tête avec la marquise.

— Vous avez fait part de vos idées sur ce point à Mme  d’Elmeval ?

— Oui, et elle les approuve d’autant plus en ce moment, j’en suis sûr, que La Florade vient de nous montrer son audace.

— Prenez garde, mon ami, de vous exagérer la force de l’ennemi. La Florade est aisément guéri d’une passion par une passion