Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/272

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

puis ce moment-là elle avait toujours eu quelque chose dans l’idée, comme des rêvasseries, des fantaisies. Je l’ai épousée malgré ça. Je l’aimais, comme je l’aime toujours, et je pensais la rendre heureuse et lui faire oublier tout. Ça est resté, et la nuit, quand le vent est fort, elle a des frayeurs, elle crie, ou il lui prend des colères, et si fort quelquefois que j’ai peur pour les enfans. Ah ! on n’est pas toujours heureux, allez, dans ce monde, et on a beau faire de son mieux, il faut souffrir !

Tel est le résumé des courtes réponses arrachées à Estagel par mes nombreuses questions. Je lui en fis dire assez pour avoir lieu de craindre, avec lui et plus que lui, que sa femme ne fût menacée d’aliénation.

Au bout de deux heures, comme nous rentrions au poste, l’aînée des deux petites filles assises au seuil de la maison se leva et nous dit : — Ne faites pas de bruit, maman dort.

Est-ce qu’elle est donc malade ? dit le brigadier en baissant la voix.

— Non, elle a dit qu’elle était fatiguée et que nous nous taisions.

— Mais qu’est-ce que Louise a donc à se cacher la figure ? Elle a pleuré ?

— Oui, un peu, maman l’a grondée.

Le brigadier savait apparemment comment grondait sa femme ; il prit Louisette dans ses bras, la força de relever la tête, et vit qu’elle avait du sang plein les cheveux et sur les joues. Il devint pâle, et, me la remettant : — Voyez ce qu’elle a, dit-il ; moi, ça me fait trop de mal !

Il me suivit à la fontaine où je lavai l’enfant ; elle avait été frappée à la tête par une pierre. Je sondai vite la blessure, qui eût pu être mortelle, mais qui heureusement n’avait pas dépassé les chairs. Je dépliai ma trousse sur le gazon, et je fis le pansement en rassurant de mon mieux le pauvre père. — Ce n’est rien pour cette fois, dit-il ; mais une autre fois elle peut la tuer. — Et se tournant vers l’aînée : — Pourquoi s’est-elle fâchée comme ça, la mère ? Louise avait donc fait quelque chose de mal ?

— Oui, répondit l’enfant : elle avait trouvé ce matin une lettre par terre, dans notre chambre, une lettre écrite, et au lieu de la donner à maman, elle en avait fait un cornet pour mettre des petites graines. Dame, aussi, elle ne savait pas, pauvre Louise ! Maman a vu ça dans ses mains, elle s’est mise bien en colère, elle voulait la fouetter ; alors Louise s’est sauvée, elle a eu tort ; maman a voulu courir, elle est tombée, elle a ramassé une pierre, et je n’ai pas eu le temps de me mettre au-devant. Seulement j’ai empêché Louise de crier, maman n’aime pas ça. Elle est rentrée, ma-