Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/262

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa mère ou parce que l’enfant avait par lui-même un charme irrésistible, je me sentais pour lui des entrailles de père, et l’idée de quelque tentative contre sa vie me faisait venir au front des sueurs froides.

Bien résolu à ne pas le perdre de vue, à faire la ronde chaque nuit autour de sa maison s’il le fallait, à jouer le rôle, atroce pour mon cœur, de fiancé de la marquise, si elle l’exigeait, pour cacher jusqu’à nouvel ordre ses fiançailles avec un autre, à être, quand elle me l’ordonnerait, le confident de cet autre et le sien propre, à les suivre pour les installer où besoin serait ; à me consacrer en un mot, âme et corps, à l’œuvre effrayante de leur salut, j’épuisai dans cette nuit d’insomnie le calice de ma souffrance. Je voulus regarder tout au fond et en savourer tout le fiel, afin d’être préparé à tout. Et je ne voulus pas lutter contre moi-même, ni me dissimuler que mon amour insensé grandissait dans cette épreuve ; mais au fond de tout cela je trouvai, sinon le calme, du moins une persistance de résolution et de résignation qu’aucun démon ne put ébranler.

À trois heures du matin, je sentis que j’étais fort pour la journée du lendemain, que je pourrais écouter les confidences, connaître l’histoire mystérieuse de cette passion dont les fils déliés avaient échappé à ma clairvoyance inquiète, enfin me mettre en campagne pour les autres, en guerre ouverte contre moi-même. Je dormis deux heures. Le soleil se levait quand un méchant rêve, résultat de mes préoccupations de la nuit, m’éveilla brusquement. Il me semblait entendre la voix de la marquise m’appeler avec un accent de détresse inexprimable. Était-ce un pressentiment, un avis de la destinée ? Sous l’empire des perplexités, on croit aisément à des instincts exceptionnels. Je m’habillai, je traversai les jardins, je m’approchai de Tamaris, et, au versant de la colline, j’écoutai attentivement. Un calme profond régnait partout. Un petit oiseau chantait. Le golfe, déjà rose, reflétait encore le fanal de quelques pêcheurs de nuit. Je montai encore quelques pas. Je regardai la maison de Tamaris, éclairée à demi par le rayon matinal. Tout était fermé, tout était muet. Rien n’avait troublé le pur sommeil de la mère et de l’enfant.

Comme je redescendais vers ma demeure, j’entendis un frôlement d’herbes et de branches. Je regardai avec soin. Je vis La Florade enveloppé dans son caban, à cinq ou six pas de moi, dans les buissons. Il ne me vit pas, il s’en allait furtivement du côté de l’escalier qui conduisait chez Pasquali… Demeurait-il là toutes les nuits, et voyait-il la marquise au lever du jour ? — Je ne voulais rien savoir que d’elle-même. Je rentrai chez moi, maudissant l’impru-