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Du métier qui gémit le tisserand est l’âme
Et l’esclave à la fois : tout courbé sur la trame,
Les pieds en mouvement, le corps en deux plié,
À sa tâche, toujours la même, il est lié
Comme à la glèbe un serf. Les fuyantes années
Pour lui n’ont pas un cours de saisons alternées ;
Dans son caveau rempli d’ombre et d’humidité,
Il n’est point de printemps, d’automne ni d’été ;
Il ne sait même plus quand fleurissent les roses,
Car, dans l’air comprimé sous ces voûtes moroses,
Jamais bouton de fleur ne s’est épanoui.
Les semaines n’ont pas de dimanche pour lui ;
Quand il sort, c’est le soir, pour rendre à la fabrique
Sa toile et recevoir un salaire modique ;
Puis il rentre, ployé sous son faix de coton.
Le dur métier l’attend, les lames de laiton
Se partagent les fils dont la chaîne est formée.
À l’œuvre maintenant ! La famille affamée,
Si la navette hésite ou s’arrête en chemin,
La famille n’aura rien à manger demain.
Ô maigre tisserand, ô chétive araignée,
Vous avez même peine et même destinée,
Et dans le même cercle aride votre sort,
Pénible et résigné, tourne jusqu’à la mort !
De l’aube au crépuscule il faut tisser sans cesse ;
Il faut tisser pour vivre, et si la faim vous presse,
Si le besoin raidit vos bras endoloris,
Le travail chôme… Adieu le réseau de fils gris,
Et la trame légère et souple comme un voile !
Sans toile point de pain, et sans pain point de toile…
Votre vie a le même horizon désolant,
Ô chétive araignée, ô maigre tisserand !

À l’approche du soir, l’homme un instant s’arrête.
Il a les reins rompus, sa main tremble, et sa tête
Est lourde. Son regard anxieux et troublé
Contemple le châssis où l’insecte a filé.
Le soleil qui s’éteint dans la brume rougie
Empourpre les carreaux de la vitre ternie…
Au long des grands bois verts et baignés de clarté,
Qu’il ferait bon d’errer ce soir en liberté !…
Par l’étroit soupirail, le vent du sud apporte
Des sons lointains de cloche et l’odeur saine et forte
De la terre attiédie et des foins mûrissans.