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Terre-Neuve, j’ai été surpris de retrouver dans ces climats, analogues à celui de la Sibérie, certaines espèces d’insectes et de plantes semblables à celles du nord et même du centre de la France.

Et maintenant parlons des hommes, que je ne relègue pas au second plan dans mon estime, mais que je ne me pique pas beaucoup de savoir étudier à un certain point de vue général. Il faut pourtant que je me prépare à répondre à tes questions. Eh bien ! j’essaie.

Je vois dans l’histoire deux courans d’idées qui, comme deux grands fleuves, partent d’une source différente et vont au même but : j’appellerai l’un esprit d’individualité, l’autre esprit de société. L’esprit de société cherche le progrès par l’effort de chacun au profit de tous ; l’esprit d’individualité cherche le progrès par l’effort de tous en vue de chacun. Ces deux termes devraient impliquer l’axiome de réciprocité absolue : « un pour tous, tous pour un, » et je crois que dans l’avenir il en sera ainsi. Voilà pourquoi je dis que mes deux fleuves vont au même but. Seulement, partis de points opposés, ils traversent des régions bien différentes, car ceux qui inventèrent l’individualisme furent jetés dans l’égoïsme par l’oppression des majorités, et ceux qui inventèrent les sociétés furent inspirés par le dévouement pour tous. De là deux écoles qui se disputent et se contredisent dans l’histoire des peuples, et qui, sous différens noms religieux, politiques ou philosophiques, sont arrivées à produire en Europe l’idée de société absorbant l’individu, et en Amérique l’idée d’individu absorbant la société. De chaque côté je vois de grandes choses et des résultats très séduisans : — dans l’Amérique, une liberté de conscience que j’admire, un essor prodigieux d’activité, des mœurs calmes et généralement pures, une persévérance à toute épreuve ; — en Europe, des luttes funestes, mais héroïques, des passions ardentes, mais généreuses, des mœurs faciles, mais aimables et fraternelles.

Les Américains n’ont pas inventé la notion de l’individualisme : ils l’ont apportée d’Europe, où elle était, où elle est encore en lutte avec la notion de la société ; mais ils l’ont développée chez eux avec un excès dont on rougirait chez nous. Ce peuple anglo-saxon, qui trouvait devant lui la terre, l’instrument de travail, sinon inépuisable, du moins inépuisé, s’est mis à l’exploiter sous l’inspiration de l’égoïsme, et nous autres Français, nous n’avons rien su en faire, parce que nous ne pouvons rien dans l’isolement. Dieu jugera qui a tort ou raison ; mais ce que je veux te dire, c’est qu’il m’est impossible de renier ma race, mes aptitudes et ma vitalité, qui se sont développées sous l’influence de l’idée de dévouement réciproque. L’Américain m’a donc étonné et attristé plus d’une fois avec sa personnalité froide et dure. Ce peuple qui ne sait supporter aucune en-