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six mille lieues à toute vapeur

viornes aux pampres cramoisis, les chrysanthèmes violettes, les chardons bleus, les verges d’or, les tapis de verdure, qui prennent des tons cuivrés au milieu des zones de petites marguerites blanches ou lilas ; tout cela est chaud à l’œil malgré le ciel gris, et la couleur semble donner une fête en l’absence du soleil.

Malgré cette absence momentanée, on sent la température se réchauffer d’heure en heure à mesure qu’on s’éloigne du nord. C’est au moins une compensation physique à la faim qui nous travaille ; mais à Albany quel repas de loup !

18 septembre. — Comme nous repartons d’Albany à six heures du matin, je ne vois de la ville qu’une grande rue en pente où, l’hiver, les gamins doivent s’amuser à faire de belles glissades, car c’est le lieu de la scène de Satanstoë où le jeune homme, lancé sur ses patins de bois, vient tomber un peu lourdement aux pieds de sa belle. Quel joli roman ! Et la débâcle de l’Hudson, quel drame ! Mais en ce moment l’Hudson roule ses eaux limpides et nous porte en steamboat jusqu’à West-Point. Nous sommes un peu trop encaissés pour voir l’ensemble du pays ; les rivages sont charmans.

Sur le bateau, dans un coin du salon, plusieurs passagères noires étaient reléguées comme des paquets ; elles n’osaient bouger, et pour rien au monde ne se fussent permis d’approcher des blanches. J’en remarquai deux fort jolies : leurs traits n’avaient rien d’exagéré, leurs cheveux plutôt crépelés que crépus, leur belle taille et leur mise de bon goût, quoique recherchée, les eussent rendues agréables à voir en tout autre pays. Or, comme nous ne sommes pas de celui-ci, nous nous permettions, Ragon et moi, de les regarder à pleins yeux, autant par curiosité, pour étudier leur naïve coquetterie, que par un instinct de réaction contre le préjugé régnant. X… nous voit lorgner et nous fait un amical sermon : « Ne regardez donc pas ces guenons, vous les rendez trop fières… Vous allez scandaliser tout le monde… Ça ne se fait pas ici ! » J’avoue que cela m’était fort égal. Au point de vue de la peinture, mes yeux avaient besoin de rendre justice à ces belles œillades noires à la fois encourageantes et craintives, à cette rougeur féminine qui perçait en reflets pourprés sous la peau d’ébène, et à toute sorte de singeries gracieuses : une noisette cassée pour montrer des dents éblouissantes, un bonbon grignoté pour étaler des lèvres fraîches, et des cambrures d’oiseau qui fait la roue. Nos colombes noires quittèrent le bateau, accompagnées de nègres qui portaient leurs malles énormes, remplies sans doute de chiffons splendides. C’est la seule fois que j’aie rencontré des noirs opulens dans mon voyage. En général ils sont domestiques, ils gagnent difficilement leur vie dans les ateliers, d’où la répugnance du blanc les chasse ; quelques-uns seulement s’enrichis-