Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/206

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
202
revue des deux mondes.

chacun était muni d’un fusil à deux coups, et une vieille couleuvrine du temps de Louis XV faisait rage en notre honneur.

Nous avons rendu visite aux bûches, c’est-à-dire aux chantiers et magasins de bois qui s’étendent sur cinq ou six kilomètres le long du fleuve. Ces bûches sont des arbres entiers dégrossis et à peine équarris, qui, abattus dans les forêts du Haut-Canada, sont livrés au courant des rivières nombreuses qui se jettent dans le Saint-Laurent, et descendent ainsi tout seuls, ou à peu près. Chaque pièce porte une marque que vient reconnaître et faire constater chaque propriétaire. Toute une population d’ouvriers est occupée à repêcher dans la vase, à tirer et à empiler ces magnifiques produits, dont les plus petits n’ont pas moins de quarante pieds de long. Ils sont débités là en poutres, poutrelles et planches, pour être expédiés en gros ou en détail en Europe. Quelques essences très belles et très rares ont une grande valeur.

La citadelle de Québec est située tout en haut du Cap-Diamant, sorte de promontoire aigu, tout pailleté de quartz, qui brise le vaste confluent du Saint-Laurent et de la rivière Saint-Charles. Bien que ce cap en eau douce n’ait guère que trois cents pieds d’élévation, on y domine une magnifique étendue de pays, des terres où les moissons verdissent encore, des eaux à perte de vue, des villages, et au fond, dans le bleu, des montagnes qui donnent un aspect de vraie grandeur à cette immensité. De là aussi j’ai vu, le soir, une aurore boréale véritablement belle. Les fusées blanches partaient d’une zone très élevée au-dessus de l’horizon et montaient jusqu’au zénith. Au-dessous de leur point de départ, et encore très haut sur l’horizon noir, le ciel était entouré d’une bande phosphorescente d’un ton fauve. Les jets de la lumière électrique laissaient voir les étoiles brillantes et faisaient ressortir les nuages comme des taches d’encre. Ce merveilleux spectacle a bien duré un quart d’heure ; mais il gèle, je trouve qu’au 15 septembre c’est un peu tôt.

Je te ferai grâce des cérémonies et dîners de réception ; pourtant l’on peut dire que nulle part le monde officiel n’est moins ennuyeux qu’à Montréal et à Québec. On s’y sent transporté dans une ancienne manière d’être fort piquante, qui n’existe plus nulle part ailleurs que je sache. Les officiers anglais semblent en avoir pris quelque chose. À un repas à cette citadelle du Cap-Diamant, on a chanté au dessert, ni plus ni moins qu’à un souper du temps de Louis XV. Un aimable et charmant convive, M. Cartier, — peut-être un descendant de Jacques Cartier, — avait appris aux officiers des chansons françaises qu’il entonnait d’une voix claire et que ces militaires répétaient en chœur. M. Cartier est un type de Canadien modèle : joli homme de quarante ans, figure fine éminemment française,