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six mille lieues à toute vapeur

mon ami. Va, va, et mène bien aujourd’hui, mon fils, mon garçon ! » Ces façons paternelles, peu rares dans notre vie de campagne, frappaient ici mon oreille comme un chant de la patrie lointaine, au sortir de cette démocratie des États-Unis où personne, il est vrai, n’obéit ni ne commande, mais où jamais un mot ni même un regard de sympathie n’est échangé entre l’employeur et l’employé.

Le Canadien n’a pas la soif de conquête qui caractérise l’Anglo-Saxon. En cela, il est toujours Français et sait mieux savourer le bienfait de la vie qu’il ne sait lui donner une extension positive et mercantile. Il défriche pourtant, surtout aujourd’hui, mais il n’est pas secondé par un climat privilégié. Pendant sept mois que dure l’hiver, il est forcé de se retirer chez lui sans travailler, car la neige couvre le sol, et il a souvent quarante degrés de froid. Il n’a d’ailleurs pas la passion des richesses et se contente de peu. Il augmente beaucoup la population durant ses claustrations hibernales, et les mariages avec les Indiennes sont fréquens. On dit que les habitans des régions forestières sont un peu sauvages eux-mêmes et qu’ils boivent tout ce qu’ils gagnent.

Nous avons visité l’église et la maison des Ursulines : deux ou trois bons tableaux ; dans le salon du couvent, sur un coussin de velours, on voit un crâne humain protégé par un verre, avec cette inscription : « Ceci est le crâne de M. le marquis de Montcalm. » Nous avons visité aussi les plaines d’Abraham ; c’est le fameux champ de bataille de 1759 où les généraux Wolfe et Montcalm, ces deux héroïques ennemis, perdirent la vie. Un obélisque consacre la gloire des deux partis avec le nom de Montcalm d’un côté, de l’autre celui de Wolfe. C’est tout ce qu’il faut, c’est très éloquent et très touchant.

La campagne est très bien cultivée et très habitée. On nous a menés dimanche par des routes en bon état, bordées de trottoirs en planches, à la chute du Montmorency, à huit milles au-dessous de Québec. Ceci ne ressemble en rien au Niagara : c’est moins imposant, la rivière qui se précipite dans le Saint-Laurent n’ayant pas un volume très considérable ; mais c’est une chose élégante, svelte et pittoresque. Deux cent cinquante pieds de haut ; une des rives est schisteuse, l’autre calcaire. La pointe de roches élevées qui s’avance en bec sur l’immense nappe du fleuve est toute verte de pins et de mélèzes. C’est un très beau site, que l’on dit encore plus beau en hiver quand le fleuve se couvre de traîneaux et que la fashion va contempler la chute métamorphosée en colonne de cristal. À la base de cette colonne se dressent, dit-on, dans un ordre toujours le même, des cônes de neige immaculée d’une régularité parfaite qui