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les plateaux du nord-ouest jusqu’à la mer ? C’est la moitié du continent qu’il traverse avec une indolente majesté, se reposant en route dans les immenses nappes de ses lacs, se laissant sillonner dans tous les sens par toutes les embarcations possibles. À mesure cependant qu’il précipite sa course vers la mer, il bondit sur des écueils ou se laisse glisser sur des pentes de trois lieues qu’un radeau parcourt, dit-on, en quinze minutes. L’homme n’a pas voulu se laisser retarder par ces obstacles, et l’on a établi un système d’écluses qui permet de remonter en plusieurs heures ce que le fleuve franchit en un clin d’œil. On pourrait descendre aussi par les écluses en toute sécurité, mais on y perdrait beaucoup de temps, et l’audace des Canadiens, s’aidant de la science des faits propre aux Indiens, a livré les grosses masses nautiques à ces courans impétueux. Le Long-Saut se divise en deux branches ; celle que nous avons franchie avait toujours effrayé les pilotes. C’est le capitaine Maxwell qui l’a affrontée le premier, la jugeant plus sûre que sa voisine, et il ne s’était pas trompé. Autrefois ce rapide portait le nom de Lost-Channel, canal perdu, ce qui ne voulait pas dire qu’il se perdît dans un gouffre, mais que tout navire devait infailliblement s’y perdre. Aujourd’hui l’homme triomphe de tout et se rit des terreurs de ses pères. C’est donc une grande et belle chose que cette navigation sur le roi des fleuves.

12 et 13 septembre. — Nous voici franchement en pays nouveau pour nous, car c’est une chose curieuse à voir, une population française avec un gouvernement anglais ; mais ce gouvernement, très doux, très tolérant, ne fait nullement opposition ni violence aux instincts patriotiques du vieux pays. Nous sommes reçus à bras ouverts par tout le monde ; la ville est pavoisée de drapeaux des deux nations. La population acclame le prince français, qui du balcon la remercie. La garnison anglaise se fait belle et manœuvre devant lui. Le général Williams, vieux soldat de Crimée, fait les honneurs. Les officiers, jeunes et vieux, sont pleins de cordialité, sans raideur, sans morgue militaire surtout. Les colonels et les sous-lieutenans n’ont pas dans leurs relations ce sentiment farouche de la distance du grade qui est souvent pénible à voir chez nous ; ce n’est pas non plus l’égalité impossible et désordonnée des jeunes armées de l’Union américaine : c’est un terme moyen qui m’a paru vraiment réussi.

Nous avons dîné chez le général Williams, et je t’avoue que j’ai été d’un sybaritisme honteux en sentant les bons vins et le bon café circuler dans les détours de mon palais. Je ne m’habituais pas du tout au régime américain de l’eau glacée, et, bien que je n’en aie pas été malade, je sentais mon moral affecté et me figurais être en