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six mille lieues à toute vapeur

bientôt. On s’endort au son des grosses cataractes qui mènent grand bruit.

8 septembre. — Ma chère mère, je reviens de voir les chutes au-dessus, au-dessous, en face, de droite et de gauche, un peu même dedans, enfin de tous côtés. C’est si grandiose, si beau, que je ne saurais te le décrire, et je pense à ce nègre d’un roman de Cooper qui ne put manifester son admiration que par un éclat de rire homérique. Moi aussi je ris, mais c’est de mon impuissance à rendre par des mots l’admirable chose que j’ai vue. Devant ces montagnes d’eau, on ne pense ni à peindre, ni k dépeindre : on est abasourdi, terrifié. L’imagination vous emporte au milieu de ces tourbillons, et on se sent aplati comme un brin de chaume sous cette foudre de cataractes. Peu à peu on s’y habitue, et l’esprit se relève, le plaisir de l’admiration arrive avec la raison qui revient, et peut-être ce plaisir est-il d’autant plus vif qu’on a été plus naïvement stupéfié ; mais dire et communiquer cette admiration tout d’un coup n’est peut-être pas possible, et aujourd’hui j’en suis encore trop plein pour la faire sortir. Je te dirai donc la chose géographiquement, et rien de plus.

Tu comprends que le déversoir de trois lacs, comme Supérieur, Huron et Érié, doit être proportionné à ces méditerranées d’eau douce. Le fleuve arrive sur un plan incliné de soixante pieds sur trois miles de distance, ce qui ne représente pas grand’chose à l’imagination ; mais, comme il se heurte à chaque pas contre les rochers de son lit, il semble descendre un grand escalier. Ce sont les rapides. Une île rocheuse couverte d’arbres lui barre le passage en droite ligne et le force à se séparer en deux bras. Animé jusque-là par une sorte de danse majestueuse, le voilà qui entre en rage sans transition pour se précipiter dans une nuée d’eau avec un fracas épouvantable. Le rejaillissement est d’autant plus énorme que la chute déplace un volume énorme à sa base. On compte bien à l’œil cent soixante pieds de cascade, mais on ignore la profondeur de l’abîme creusé par le travail des eaux au pied du rocher. Cet effroyable bassin, toujours rempli, semble vouloir remonter en rebondissemens furieux la paroi d’où les flots tombent sans trêve ni merci. C’est, tu le vois, un combat gigantesque entre deux forces toujours en contact et en activité désordonnée. La petite île d’Iris paraît folle dans sa sécurité, entre ces deux effroyables chutes, avec ses allées de jardin anglais, ses ponts peints en vert, ses promeneurs en calèche, et sa petite tour qui s’avance, comme une sentinelle perdue, jusqu’au bord de la plus grande cataracte, appelée le Grand-Fer-à-Cheval. C’est joli à coup sûr, et pourtant je ne voudrais pour cadre à ce magnifique tableau que les rochers et les forêts vierges. Toutes ces usines, ces hôtels garnis, ces tourelles, kiosques, gradins de bois,