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l’esclave ! Malheur à toi dès lors, car ton règne est fini ! Tu n’as pas le monopole de la vie industrielle : tes congénères croîtront sous diverses latitudes, à tous les rivages du globe, et si quelque perturbation commerciale atteint les ouvriers de notre continent, les hommes libres souffriront, mais ne faibliront peut-être plus. Trop de crimes ont été commis en ton nom et tolérés par l’appât de ta richesse à bon marché. Dieu s’en mêle peut-être en suscitant l’esprit de fureur qui paralyse le travail des états à esclaves. Va, tu n’es qu’une vile denrée, si pour t’obtenir il faut que l’homme soit assimilé à la brute et que nous retournions aux idées de l’antiquité. Tu nous menaces de laisser les grandes manufactures vides de bras et d’argent ; nous serons forcés de porter pendant quelques mois peut-être des chemises de toile ? Si elles coûtent plus cher que le calicot, elles dureront plus longtemps, et le bon Pantagrielion (le chanvre de Rabelais) rira de te voir détrôné pour tes méfaits iniques.

À sept heures du soir nous sommes à Saint-Louis, et par un magnifique coucher de soleil nous traversons le Mississipi. L’arrivée du prince avait été annoncée par le fil électrique, toute la population l’attendait à l’entrée de la ville. La troupe était sous les armes au débarcadère ; mais, au lieu de maintenir l’ordre et de laisser le passage libre, elle était la première à le barrer. Le prince monte en voiture, la foule se referme derrière lui, et le moyen de le rejoindre nous est interdit. Il faut se faire jour au milieu des curieux. Un soldat me bouche hermétiquement le chemin ; pas moyen de le faire démarrer de là. Je le pousse un peu trop fort, il pousse son camarade, qui à son tour en pousse un troisième, et les voilà par terre comme trois capucins de cartes. La voie est libre, je grimpe en voiture, quand mon militaire aux jambes molles s’élance vers moi. Je m’attendais à une affaire ; point, il me prie de l’excuser… de quoi ? D’être tombé probablement !

Ce déploiement de force armée vient de ce que la ville de Saint-Louis est en état de siège. Le général Frémont, qui commande pour l’Union le Missouri, dont la population flotte encore entre les deux partis, a cru devoir prendre cette mesure, qui a eu pour résultat de décider soixante mille habitans à passer dans le sud. Voilà un fait qui donne à réfléchir. Ce n’est donc point par les coups d’autorité que l’Union se sauvera ? Si elle a assez de vitalité pour s’en passer, je dirai que c’est une grande nation, car le pas est glissant.

En face de l’hôtel, j’entre dans un petit théâtre, Martin’s gaietées. Le public n’est composé que de soldats allemands ou suisses qui règnent en maîtres à Saint-Louis. En tête de l’affiche : « Succès sans précédens de la compagnie de l’Étoile, où de nouvelles étoiles apparaissent continuellement. » La représentation se compose de