Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/177

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
173
six mille lieues à toute vapeur
Milwaukee, 30 août.

Nous sommes enfin partis hier à midi sur un petit steamboat dont la malpropreté et la mauvaise odeur sont d’autant plus sensibles qu’il s’appelle la Fleur-de-Mai. Les punaises dévorent les passagers ; les voyageurs crachent partout, même sur les enfans morveux et indiscrets qui grimpent sur tout le monde, tandis que les serviteurs nègres parfument d’ail l’atmosphère. C’est un petit foyer d’infection, où l’on n’a pas le dédommagement de regarder dehors, vu qu’il pleut et qu’après les îles Beavert, semées comme de larges taches vertes au milieu des eaux, on ne voit plus de côtes.

Je te parlais de la négligence des Américains en voyage ; en voici un qui abuse de la permission : il est monté à bord sans malle ni valise, — ainsi font-ils du reste pour la plupart, car en ce pays-ci on n’aime pas à s’embarrasser de paquets, on achète son linge en route à mesure qu’un besoin trop impérieux s’en fait sentir, et on jette à la borne celui qu’on a quitté, toujours beaucoup trop tard. — Ce gentleman porte une redingote crevée aux coudes, aux épaules, fendue dans le dos, sans boutons, frangée, grasse ; ce n’est qu’un trou. Cet homme n’est pas un mendiant (on n’en voit pas aux États-Unis), et il fait la conversation avec des voyageurs assez propres. Il veut se laver les mains, — il en avait certes besoin, — et cherche à retrousser les manches de son fantastique vêtement en toile d’araignée ; mais la manche tout entière se détache de l’épaule, le voilà bras nus ; un instant après, il veut tirer son mouchoir, — quel mouchoir ! — les pans de la redingote tombent sur le plancher. Le voilà en gilet ; mais il se baisse, le dos se fend. Ce n’est pas lui qui quitte sa redingote, c’est sa redingote qui le quitte. Sans faire la moindre réflexion sur cet événement grotesque, il ramasse gravement ce paquet de loques et le jette dans le lac. Il achètera un autre paletot au premier relais.

On arrive ce soir à Milwaukee, après quarante-six heures de séjour sur l’infecte Fleur-de-Mai. On s’empresse de la quitter, et, sans guide, dans l’obscurité, nous voici à la recherche d’un hôtel, du seul hôtel de cette ville. Nous y entrons sans bagages, à pied, ce qui ne donne pas une haute opinion de nos ressources au maître de l’établissement. Il nous reçoit du haut de son comptoir et nous intime d’un air très rogue l’ordre d’attendre sous le péristyle, après quoi il nous accorde des taudis pour gîtes ; mais le capitaine du bateau à vapeur arrive et trahit l’incognito. C’est le coup de baguette de l’enchanteur : maîtres et valets, tout à l’heure si altiers, deviennent tout à coup tellement empressés que, si nous l’exigions, ils mettraient, pour nous donner les plus belles chambres, tous les