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trophée qui marquait d’un caractère à part l’entrée des spahis ne consistait dans aucune de ses dépouilles : à chaque selle pendait une tête coupée. Cette tête, attachée à l’arçon par le mahomet, c’est-à-dire par cette grande mèche de cheveux que les Orientaux conservent pour donner à l’ange sauveur le moyen de les saisir après leur mort, cette tête ballottait livide et crispée sur le poitrail du cheval où perlaient des gouttes de sang. Or tel est l’ascendant de la coutume que nul parmi les soldats occupés à manger devant leur tente n’exprimait une répugnance ou un étonnement à ce spectacle. Loin de là, quelques zéphyrs apostrophaient en riant les spahis dans cet abominable langage né sur les ruines de la tour de Babel qu’on appelle le petit sabir. Ils adressaient à ces graves cavaliers des félicitations dont ceux-ci comprenaient évidemment le sens, car un sourire béat s’épanouissait sur leurs traits sérieux, et dans le capuchon de leur burnous, entre leur haïck et leur longue barbe, leur tête se mettait à se balancer comme la tête coupée dont chaque oscillation accompagnait le mouvement de leurs chevaux.

Mais ce qui formait le plus frappant contraste avec l’aspect des spahis, c’était la fringante et leste personne du chef qui les commandait. En tête de ces cavaliers long-vètus marchait un jeune homme en costume oriental, car les officiers de spahis à cette époque portaient encore le costume indigène. Rien toutefois de plus Français que ce faux Turc dans ses traits, dans ses allures, et même dans l’arrangement de ses habits. Le vicomte Ogier de Verdenay avait à peine trente ans. Entré fort tard dans l’armée comme engagé volontaire, il était arrivé vite au grade de lieutenant de cavalerie légère, grade qu’il était très digne d’occuper. Il possédait en définitive un trésor de brillantes et généreuses qualités. Il avait déterré ce trésor au fond de son cœur dans un moment opportun, c’est-à-dire à l’instant même où il ne lui restait plus rien de son patrimoine, avalé presque d’un seul trait par l’avide et capricieux gosier de Paris. Verdenay, au lieu de se lamenter ou de chercher les mauvaises aventures sur le pavé de la grande ville, s’était résolument jeté dans la vie, où maintenant il marchait d’un pas léger. Son heureuse fortune l’avait conduit aux spahis, et malgré l’obscurité de son grade présent, il jouissait déjà d’une sorte de réputation dans ce corps, où l’intrépidité et l’entrain sont les premières conditions de succès. Ses soldats l’adoraient. En dépit de leur gravité apparente, les Arabes aiment la plaisanterie dans le danger presque autant que les Français. Il était choyé de ses camarades et bien vu de ses chefs, car le vicomte tempérait d’aimables excentricités par ce bon sens qui est dans le caractère de notre race, et il avait compris qu’il n’est point de sérieux soldat sans discipline. Or il voulait être un soldat sérieux. En revanche il se résignait à jouer