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Autriche ; la consultation ne se fait pas attendre, et ce n’était pas sans doute une œuvre banale, puisque le rigide maître s’écrie avec effusion : « Vous avez répondu parfaitement à ma demande ; vous avez confirmé ce que je savais, mais vous y avez ajouté des faits nouveaux, des faits bien choisis. J’appelle votre esprit si juste à plus de recherches encore, à plus de méditations sur l’économie politique. C’est une belle science, et une science qui sied aux femmes, car c’est la théorie de la bienfaisance universelle… » Puis, après avoir conseillé à son élève de ne pas chercher cette science dans les livres, de se défier des principes établis prématurément, et que l’expérience vient démentir chaque jour ; après lui avoir parlé de certaines institutions, de certaines coutumes condamnées à tort par le dernier demi-siècle, et dont on peut voir les heureux effets dans les pays qui les ont conservées, il ajoute gaiement : « Si je disais cela aux Français, ils croiraient que j’abandonne les opinions auxquelles ma vie a été consacrée ; si je le disais aux Autrichiens, ils croiraient que j’adopte leur système… Ils se tromperaient fort tous les deux. Et s’ils savaient que j’adresse ces réflexions à une jeune et jolie demoiselle, ils croiraient plus sûrement encore que je radote ; mais cette jolie personne a une tête faite pour les fortes réflexions. D’ailleurs je commence à croire que les femmes seules sont capables d’étudier aujourd’hui ; les hommes qui ont du talent, et surtout du style, sont si pressés d’enseigner, qu’ils n’ont plus le temps d’apprendre. Ils ont lu aujourd’hui, ils écrivent demain un article de journal : c’est le plus long crédit qu’ils veuillent accorder à la renommée. »

Rien de plus intéressant pour l’étude des pensées intimes de Sismondi que cette correspondance avec celle qu’il appelle sans cesse sa gentille amie, sa gentille correspondante, son enfant, son compagnon d’étude, le philosophe Eulalie, « Ma chère Eulalie, lui dit-il un jour, vous voyez que je m’affermis dans l’habitude de vous écrire comme à un vieux philosophe ; mais cela ne m’empêche pas de vous aimer comme une jeune fille, et comme la fille de mon amie la plus chère. » Heureux d’avoir une telle confidente, il s’abandonne sans scrupule à tous les épanchemens de son esprit. Plus de raideur, plus de formalisme ; on assiste à ses émotions les plus secrètes. Cette fois ce sont surtout des émotions politiques, et comment en serait-il autrement ? La correspondance du maître et de la gracieuse élève s’ouvre en 1830, au moment du procès des ministres, et va se continuer à travers les rudes assauts que subit la monarchie de juillet. Sismondi, le vieux libéral, est Français du fond du cœur. Représentez-vous ses angoisses, lorsque, de sa solitude de Chêne ou de Pescia, il apprend les nouvelles de Paris par les voix