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provisionner de beurre et de biscuit. Je rêve déjà un potage à la tortue dont on se lèchera les doigts. Pourvu qu’il y ait des tortues ! La campagne promet d’être gaie, mais pénible, surtout si nous couchons dans les marais par le froid qu’il fait. Nous rapporterons des impressions mêlées de rhumatismes. N’importe, c’est si bon d’aller devant soi ! On se met en quête de voitures, ce qui n’est pas facile. Enfin en voici une, pas suspendue et peu couverte. — Il en faut deux. — Il n’y en a pas d’autre. — Et des chevaux ? — En voici un. — Un, ce n’est guère ; mais en trouvera-t-on au moins un autre en route ? — Ce n’est pas probable. — Y a-t-il quelque maison d’ici à Superior-City ? — Non. — Y a-t-il ici quelque magasin où nous puissions nous approvisionner de couvertures et de tentes ? — Non. — En ce cas, l’expédition devient impossible. Nous rattraperons le Mississipi en passant par le lac Michigan et Milwaukee ; nous reprenons donc nos cabines sur le North-Star.

Mais quels sont ces êtres aux cheveux noirs et nattés, ou pendant en mèches sur les épaules, enveloppés et serrés comme des momies dans leurs couvertures de laine ? Les uns couchés sur les planches de l’embarcadère, les autres debout par groupes, regardent avec stupidité ou indifférence notre hôtellerie flottante ; puis, comme s’ils se disaient : J’ai assez vu, ils tournent les talons et regagnent lentement leurs wigwams, dont les toits se montrent derrière un pli de terrain. Les femmes portent des enfans maintenus sur leur dos dans un pli de la couverture. Elles se lèvent, marchent et s’assoient fort adroitement, sans laisser tomber le papous. Toutes fument dans un petit brûle-gueule peu élégant. Des enfans de sept à huit ans s’exercent au tir de l’arc sur une vieille pirogue, devenue le but de leur adresse. Nous sommes en plein pays sauvage, dans la tribu des Chippeways, revenue triomphante, il y a deux mois à peine, d’une expédition contre les Sioux, dont les chevelures pendent maintenant comme trophées dans la tente des chefs.

J’accompagne les trois Maries, j’offre mon bras à Mary la turbulente, sans savoir que cela n’est permis qu’entre fiancés. Elle accepte sans me rappeler à l’ordre, et probablement sans y songer, et nous voilà courant vers le village indien, grimpant sur les talus, riant, cueillant des fleurs au milieu des rues, ce qui doit te faire présumer que Bayfield ne ressemble pas précisément à la Canebière de Marseille. Nous arrivons devant une grande case en planches. Un guerrier, le visage tellement barbouillé de rouge et de noir, qu’on ne peut distinguer ni ses traits, ni la couleur de sa peau, ni sa physionomie, se tient debout à la porte. De longues tresses noires s’échappent de sa coiffure en fourrure, ornée d’une