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porte son habit noir râpé et son chapeau de cérémonie roussi par le soleil, je constate qu’on devient parfaitement indifférent à ces misères.

Je ramasse pour toi quelques échantillons métalliques (schiste calcaire ferrugineux, fer oolithique et fer oligiste d’une rare beauté). Nous nous rembarquons, et à la nuit tombante nous entrons dans la baie de Portage, formée par la presqu’île des mines du Lac-Supérieur, grand bec qui s’avance dans cette mer d’eau douce, et qui est sillonné de fiords très favorables à l’exploitation. Notre gros steamboat, qui a sans doute des passagers ou des marchandises à échanger dans les terres, s’engage résolument dans les étroits méandres, remorqué par un tout petit vapeur qui fait jaillir, comme d’un tuyau de pipe, une colonnette d’étincelles retombant en fine pluie de feu. La lune sort du beau milieu du lac, et en face de nous, au-dessus des hauts sapins, dont les hampes dénudées se dressent comme de grandes piques à la pointe des rochers, une aurore boréale lance de longues flammèches blanchâtres dans le ciel noir. Elle forme ensuite un grand demi-cercle qui s’éclaire et s’éteint par saccades comme les pulsations d’un cœur gigantesque. Pendant dix minutes, elle a changé cinq ou six fois de forme, en s’affaiblissant à chaque transformation ; puis tout s’éteint.

23 août. — Nous naviguons, et il fait froid. Sortis sans encombre des goulets de la presqu’île, nous reprenons le lac, nous doublons l’île Manitou et nous arrivons d’assez bonne heure à Copper-Harbour, où nous stoppons pour reprendre bientôt notre navigation côtière, et stopper de nouveau à Eagle-Harbour, à la pointe de la presqu’île. Le prince y trouve l’ingénieur des mines, qui l’emmène dans un stage, — espèce de char à bancs, — aux mines de cuivre de Cleaf. Les passagers ont le temps de débarquer pendant les trois heures de stoppage. Les dames en profitent pour folâtrer en canot et courir sur la rive en riant et en faisant des bouquets. Les hommes s’occupent d’une façon très caractéristique à ramasser des cailloux, espérant toujours et partout découvrir une mine d’or. Presque tous savent un peu de métallurgie, et leur jouissance de naturaliste est là tout entière. — Moi, j’irais bien faire l’aimable auprès des Maries, mais elles sont trois, et je ne sais pas encore laquelle me plaît le mieux. Et puis, si je perds mes trois heures, quand est-ce que je regarderai le pays ? Il est plus que probable que je n’y reviendrai pas tous les huit jours, au Lac-Supérieur ! C’est un peu loin de chez nous, et tu ne pourrais pas me dire ici : « Va donc demain au bout du pré voir si les hépiales sont écloses. » Il s’agit de voir ce qui pousse et ce qui vole sur ces terres lointaines ; au diable le sentiment, et en avant dans la forêt !