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pons à Port-Huron. La population, avertie par le drapeau français hissé au grand màt, — ceci est une gracieuseté de l’administration que les curieux nous feront payer cher, — répond aux fanfares de nos trompettes, à nos roulemens de tambour, par les salves d’artillerie d’un canon. Elle se presse sur le rivage, pousse des hurras et demande un speach. Le prince s’est retiré dans sa cabine. — Un speach ! un speach ! — crie la foule. Un gentleman grimpe sur le toit d’un magasin, et à grand renfort de bras et de chapeau hurle de la France, du Canada, des États-Unis, du président, des rebelles, etc. Les coups de canon servent de points et virgules à ce cours d’histoire et de politique. La foule écoute, applaudit, rit, siffle, grogne. Nous avions perdu de vue la ville que nous entendions encore les cris du bruyant peuple de Port-Huron.

Ce soir, la longue table de la salle à manger est enlevée ; les domestiques nègres vont chercher leurs instrumens, violon, violoncelle, guitare et contre-basse ; le maître d’hôtel passe un habit bleu à boutons d’or. Le capitaine du steamboat, M. Sweet, gros Américain blond, enjoué, bienveillant, nullement ennemi du Champagne et du beau sexe, invite une grande jeune fille brune, solidement bâtie, à la physionomie douce, aux traits réguliers, heureux mélange de la race indienne et de la race anglo-saxonne. Le commandant en second, M. Pierce, aimable et gai jeune homme, invite une jeune dame de l’Indiana, d’une physionomie toute particulière : une forêt de cheveux roux, la peau blanche, les yeux vifs, les extrémités délicates, une taille riche et gracieuse, c’est une de ces laides qui sont plus jolies que les belles. Les quadrilles se forment, et voilà un bal organisé au beau milieu du lac Huron. Les musiciens ne crient pas les figures, ils les chantent tout en raclant leurs instrumens. Danseurs et danseuses sautent, rient, gigottent à l’américaine et prennent un véritable plaisir.

C’est la première fois que je rencontre des Américains gais. Jusqu’ici je n’ai vu le rire sur aucune face indigène ; les chants étaient des psaumes ou des hymnes de guerre, les danses des tours de force ou des luttes à perdre haleine, le tout fort triste et sans abandon. Ici c’est bien différent, et l’on sent tout le laisser-aller de la vie égalitaire. Des femmes qui semblent appartenir, par leur mise et leurs manières, à une position élevée, se laissent prendre sans façon dans les bras du maître d’hôtel ou du perruquier, car il y a une boutique de barbier à bord. Les voyageurs des secondes places prennent part au repas, font salon et dansent aussi. La société est à coup sûr très mêlée, mais personne ne s’en soucie et personne n’en abuse. Au milieu de tout cela, il y a des naïvetés plus risibles qu’offensantes. Un monsieur que personne ne connaît et qui ne connaît personne vient offrir au prince de le présenter à plusieurs