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d’ensemencer, rien ne viendrait. Il faut donc avoir une avance d’argent pour vivre en attendant que madame la terre soit disposée à obéir ; mais dès qu’elle s’y met, elle va bien. Les braves paysans lorrains, colons depuis plusieurs années, qui me donnent ces renseignemens ne paraissent pas mécontens du pays. « La terre est plus légère que chez nous, dit l’un d’eux ; il ne faut pas tant de fumier ; elle n’est pas dure à la charrue ; les blés poussent vite et se vendent bien ; les bestiaux donnent aussi d’assez bons profits, mais la vigne ne rapporte pas. Elle vient, mais elle monte trop vite, et puis elle fleurit quasiment pendant cinq mois de l’année ; le grain est mûr à la queue de la grappe quand le bout est encore en fleur. Il fait trop froid et trop chaud ; pas moyen de faire de vin. Pour le reste, il n’y a pas à se plaindre, et la culture ne donne pas d’ennuis. » Tout en faisant l’éloge de la terre et du pays, nos Lorrains n’aspiraient pourtant qu’au jour où, après avoir réalisé un petit bénéfice, ils pourraient retourner en France acheter des vignes.

Une locomotive brisée, bosselée, couverte de fange, couchée sur le flanc comme un gros animal abattu, passe sur un truc sans que personne s’en occupe. « C’est un convoi qui a déraillé, » me dit-on ; mais des wagons et des voyageurs, il n’en est pas question du tout. Chez nous on cache les accidens, ici on n’y prend pas garde.

On part. Les grands troncs blafards des érables éclairés par la lune font l’effet de fantômes qui projettent leurs interminables ombres portées au milieu des clairières. À dix heures, nous arrivons à Cleveland, grande ville qui me semble jolie, et on court voir le lac Érié ; mais le ciel et l’eau se confondent à l’horizon. Je ne vois que la lune qui se mire dans le beau milieu du lac, le phare à l’entrée du port et les lanternes rouges d’un train de chemin de fer qui passe sur des pilotis à cent toises du rivage.

19 août. — Vu au jour, le lac n’en dit guère davantage. C’est une mer sans falaises avec de grosses vagues, dans un pays tout plat. La ville de Cleveland occupe une superficie de terrain qui dépasse de beaucoup les besoins d’une population de soixante mille âmes ; elle ne serait pas dans le goût américain, si elle n’était pas divisée en carrés. Les maisons de pierre, enguirlandées de plantes grimpantes, sont régulières : un ou deux étages, avec de grands toits en auvent ; autour de l’habitation, les jardins, les pelouses de sainfoin rose ombragées de beaux arbres, rares vestiges des antiques forêts ; tout y est propre, peigné, ratissé, respirant le bien-être ou l’aisance.

Promenade aux environs de la ville, jolies routes bordées de bois, de prairies, de cottages ; mais il faut s’arrêter à toutes les barrières et payer le droit de passage sur les routes, comme en Angleterre. Le vent qui vient du lac est très froid.

Nous partons ce soir pour le fond du Lac-Supérieur sur le North-