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liés par serment à cette religion aquatique. Certes c’est un grand bien que de détruire l’ivrognerie, mais cette mesure d’utilité publique va trop loin. Les Américains, par suite de leur régime continu d’eau glacée, tombent souvent dans l’état d’anémie, c’est-à-dire que leur sang s’appauvrit au bout d’un certain nombre d’années de cet exercice. Il n’est pas rare de rencontrer des hommes dans cet état peu réjouissant vers la cinquantaine. Ils sont pâles, étiques, sans force et sans voix. N’est-il pas curieux de voir ces gens qui ont détruit les Indiens par l’eau de feu se punir eux-mêmes en périssant victimes de l’excès contraire ? Il ne faudrait pourtant pas croire que l’Américain ne se grise plus, et que les sociétés de tempérance n’aient plus à convertir que les colons européens. L’un d’eux qui se trouve là, un Français, me dit naïvement : « L’Américain ne sait pas boire. Au lieu de lui donner de l’esprit et de la gaîté, le vin le rend bête et furieux ; au sortir d’une orgie, il tue femme et enfans. Il en est bien fâché le lendemain, car il n’est pas méchant à jeun. »

L’hôtel d’Altona se recommande tout d’abord au voyageur par un vaste hangar sous lequel une longue tablette de marbre présente à l’œil une file de soixante cuvettes surmontées chacune d’un robinet, d’une brosse en chiendent pour les bottes et la chevelure, et d’un morceau de savon. On ne s’arrête guère ici, on descend, on se lave soixante à la fois, on entre dans la salle à manger, où le couvert est mis pour deux cents personnes ; on y mange du jambon cru, et on y boit de l’eau claire. Au moins ici, les gentlemen employés — qu’en France nous appellerions tout simplement garçons — ne vous la refusent pas ; ils condescendent même à faire cirer vos bottes par un vieux nègre installé dans une caisse au coin du jardin.

La ville consiste en ateliers et en magasins de machines à vapeur, deux rues bordées de trottoirs en planches, très élevés au-dessus du chemin, encore rempli de souches et de trous ; quelques maisons, des terrains vagues. En trois enjambées on se trouve dans la campagne, mais le terrain est déjà divisé par lots entourés de perches. Ces propriétés portent des numéros, et les becs de gaz perdus dans la solitude n’éclairent encore que des flaques d’eau ; de loin en loin, une maison dans ses palissades, sans arbres, — la forêt est une ennemie dont on ne veut pas même conserver ici un échantillon pour ombrager la cour. On abat et on brûle sur toute la ligne de fer ; mais à un kilomètre du railway, au-delà de la ville, la forêt primitive existe encore dans son admirable chaos.

Depuis New-York, nous avons toujours suivi une marche ascensionnelle ; mais la pente est douce, car à la base des premières collines des Alleghanys nous ne sommes qu’à douze cents pieds au-dessus du niveau de la mer.