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vous vous faites des marins ; mais si un des nôtres se laissait mettre dedans par vous, vous ne l’auriez pas, nous le flanquerions plutôt à la mer.

Je suis entré dans quelques établissemens analogues à nos cafés-concerts, décorés d’enseignes en transparens où figurent des nègres musiciens et des danseuses. L’entrée n’est pas brillante : c’est tantôt trois marches à descendre, tantôt un couloir sombre à traverser ; au fond d’une salle mal éclairée, un petit théâtre exhaussé d’un mètre, et sur ce théâtre, des femmes assez jolies en costumes de carnaval, écossais, espagnols, italiens, suisses, qui chantent des romances comiques ou sentimentales, ou dansent des gigues avec plus de verve que de grâce.

The Gaieties est le principal de ces théâtres populaires assez fréquentés. Il y a une rangée de loges et un parterre où les dossiers des banquettes sont faits de manière à servir de tables. Le public, composé de petits commerçans, d’ouvriers et de soldats, — pas de femmes, — consomme là les plus étranges boissons glacées en se servant d’un long chalumeau de paille pour humer le contenu des verres. Les Allemands s’empiffrent de grosse bière, tout le monde fume et crache partout. Le service est fait par des femmes en tablier blanc, tire-bouchons de cheveux blonds, épaules nues, bras nus. Elles circulent et provoquent à boire, trinquent même avec la pratique, et prêchent si bien de parole et d’exemple qu’à la fin de la soirée plus d’une regagne son logis en battant la muraille. Au reste le beau sexe de New-York m’a paru généralement épris de boisson, comme dirait M. Prudhomme. Je n’ai jamais vu tant de bacchantes par les rues. On m’a dit qu’à la maison de correction de Blackwell’s-Island il en entrait plus de dix mille par an.

J’allais renoncer à trouver là une physionomie locale intéressante, quand j’ai vu enfin apparaître le Pierrot américain. Ce Pierrot est noir, il représente un nègre. C’est un bouffon barbouillé de suie qui imite dans des saynètes à deux ou trois personnages le parler, la physionomie, la pantomime, le chant, la danse et toutes les naïvetés, vanités, gourmandises, fainéantises et familiarités du negro. Ceci est rendu avec un véritable talent d’imitation et d’observation comique. Il n’y a pas de risque d’irriter la partie noire de l’assistance. Pas un nègre ne se permettrait d’aller s’asseoir où s’amusent bons blancs. Nous sommes chez les abolitionistes ; mais rien n’abolit encore le mépris dont la race noire est ici l’objet.

Une première chanteuse est venue vociférer un hymne patriotique : grand succès ; mais la chanson comique du minstrel noir, qui s’accompagnait d’une guitare-tambour démesurée de longueur et bizarre de son, n’a pas provoqué moins d’enthousiasme. Un autre