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plus, surtout avec la malpropreté qu’engendre l’esclavage. Il y a loin de ces êtres abrutis et dégradés au magnifique Yacoub d’Alger et à ces Vénus noires qui trônent dans les harems musulmans, types peu attrayans pour nos yeux européens, mais empreints d’une riche et puissante animalité.

Nous reprenons nos chevaux et nos cochers nègres, pas fâchés, je crois, de retourner chez eux. Une nouvelle escorte de cavaliers bottés jusqu’au ventre, empanachés comme des coqs, nous quitte à l’usine brûlée. Force saluts, force poignées de main. Tous ces partisans sont très aimables, très lians, mais ils ne m’ont pas converti à leurs idées. Une heure après, nous repassons les avant-postes, les grand’-gardes de l’armée de l’Union ; l’orage crève, et une pluie comme on en voit peu, une pluie qui menace d’écraser nos voitures, nous force d’attendre à Alexandrie la fin du déluge. Nous entrons dans un poste où nous trouvons le général Mac-Dowell, dont je serre la main avec plus de plaisir encore qu’au départ. Cette pluie ne réjouit qu’une bande de jeunes canards bruns à bec rose, gilet noir, habit gris tacheté de blanc. — Ce sont, je crois, des canards siffleurs de Cayenne. — Ils sont enfermés dans une cour pavée où un seau d’eau remplace pour eux la rivière ; mais depuis qu’il pleut, quelle joie, quelles cabrioles, quelle ivresse ! C’est sans doute la première fois qu’ils voient de l’eau à discrétion. L’un cherche à nager dans la petite nappe qui glisse sur les dalles ; il agite vainement ses pattes jaunes, et ne réussit qu’à se mouiller le poitrail. Un autre cherche à entrer dans un goulet trop étroit d’où l’eau jaillit comme d’une source. Un troisième reçoit sur la tête une cascade qui tombe du toit et l’assomme ; culbuté et repoussé, il ne se décourage pas et revient avec acharnement sous la douche. La pluie redouble, ils sont à flot, immobiles, le bec ouvert, l’œil au ciel, abrutis dans l’extase. L’instinct ! seule chose durable et invariable dans la vie des êtres organisés !… Voilà certes des créatures bien indifférentes à la solution de la crise américaine !

La pluie cesse un peu ; le prince, escorté des généraux Mac-Clellan et Mac-Dowell, retourne à Washington, et nous traversons le Potomac sur un steamboat. On entasse sur la plate-forme du bateau nos deux voitures, nos chevaux, ceux des généraux et ceux de l’escorte, et où il y avait à peine place pour une voiture, on résout le problème d’en loger deux accompagnées de quinze chevaux !… L’orage recommence de plus belle, les coups de tonnerre, les éclairs épouvantent nos bêtes ; mais elles sont si serrées qu’elles ne pourraient tomber que toutes à la fois dans la rivière. Il est dix heures du soir, nous débarquons ; notre nègre, encore plus épouvanté que ses chevaux, ne peut plus les ratteler à la voiture. Il n’a oublié qu’une