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champ de bataille. Le général Johnston a cédé sa chambre au prince, Ferri a couché sur un canapé, M. Mercier dans la maison, M. de Geofroy sous la tente, le commandant Bonfils est resté à Washington. Ragon pense que nos voitures sont plus propres que les tentes fort suspectes des soldats couverts de vermine, et j’aime autant ne déranger personne, puisque dans deux heures il fera jour ; mais la nuit est si noire que, pour rattraper nos véhicules, je marche sur des jambes et je vais donner de la tête dans la croupe d’un cheval. Je frotte une allumette pour savoir où je suis, un gros scarabée se jette comme un fou sur la flamme et l’éteint. C’était ma dernière allumette ; si j’avais au moins le scarabée !

9 août. — Chaleur accablante, le tonnerre qui gronde sans cesse, les patrouilles qui passent, les chevaux au piquet qui se mordent, et les cigales qui chantent à réveiller les morts du champ de bataille ne m’empêchent pourtant pas de dormir ; mais quel étrange sommeil ! Je voyais, les yeux à demi ouverts, sortir de terre de gros flocons de fumée blanche qui prenaient des formes humaines et couraient dans tous les sens au-dessus des broussailles comme des âmes éperdues, en poussant des rugissemens épouvantables. Ces formes fantastiques continuaient à sortir de terre avec des exhalaisons cadavéreuses. Bientôt la prairie en fut couverte jusqu’à la lisière de la forêt dont on ne distinguait plus que les cimes feuillues. Je saute à bas de la voiture, j’étais bien réveillé. C’était un brouillard blanc qui couvrait tout le camp, les mugissemens étaient ceux d’un troupeau de bœufs, provision de l’armée, et les exhalaisons affreuses n’étaient que trop réelles.

Il est trois heures du matin. La toilette est bientôt faite, on se lave le nez dans un vase de fer-blanc, où des larves de cousins et de singuliers petits poux d’eau se livrent à toute sorte d’ébats ; mais je n’ai pas de microscope, et si j’en avais un, je n’aurais pas le temps d’observer leurs mœurs. Le prince, Ferri, M. Mercier, M. de Geofroy et le général Beauregard passent par le plateau, centre du champ de bataille. Ragon et moi, nous nous chargeons de conduire les voitures à Centreville, en passant par la droite. Le chemin que nous suivons franchit d’abord un immense plateau piétiné et saccagé ; encore des débris, des carcasses de chevaux, des tombes toutes fraîches qui empestent l’air ; mais l’odorat des Virginiens n’en paraît pas offusqué. On croirait, à les voir respirer à pleine poitrine, que la chair de l’ennemi sent toujours bon.

Dans un chemin creux, nous sommes empêtrés par un convoi de fourgons et de chariots militaires qui ressemblent à des bateaux à roues traînés par des chevaux. Nous arrivons au Bull’s-Run ; une carriole de vivandiers et de soldats verse à plat au beau milieu du