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c’est un espion du nord. Pauvre diable ! je comprends qu’il ne soit pas bien gai en regardant la corde qui lui serre les poignets et qui va peut-être, dans une heure, lui serrer le cou au bout d’une branche. Cette figure bourgeoise devient dramatique et serre le cœur. Qui sait s’il n’y a pas en lui quelque chose de l’espion de Cooper ?

Nous pensions coucher à Centreville, mais il n’y a pas de logement ; nous gagnons Manassas, où les généraux Johnston et Beauregard attendent le prince. La chaleur est accablante, de grosses nuées d’orage s’amassent, et le tonnerre gronde. Généraux, officiers, soldats galopent autour de nous et soulèvent des nuages d’une poussière rouge comme du sang qui retombent en poudre sur les haies, les buissons et les herbages, maculés et piétines par les chevaux. À la lisière de la forêt, une maison en assez pauvre état, entourée d’arbres et de clôtures, sert d’habitation provisoire au général Johnston. Il fait nuit ; nous sommes arrivés.

Dans une chambre aux murailles nues, une longue table à tapis de drap vert, couverte de plans, de papiers, de livres ; une lampe carcel, des armes, tout pêle-mêle ; quelques chaises, deux lits de camp, des sabres dans tous les coins : tel est en ce moment l’intérieur du vainqueur de Bull’s-Run. Le général Johnston est un homme d’une cinquantaine d’années, maigre, de manières distinguées, ne parlant pas français, d’ailleurs très réservé ou très méfiant. Il n’a pas tort ; il ne peut guère nous supposer esclavagistes. Le général Beauregard, Français d’origine, de langage et de manières, n’a que quarante ans. Petit, mais doué, au physique comme au moral, d’une puissante énergie, il a la parole facile, le ton brusque et affirmatif. Ces généraux du sud sont vêtus, comme ceux du nord, de tuniques bleues sans épaulettes.

Bien que le souper manquât de vin et de serviettes, il n’en était pas moins bon. Quant à la glace, objet de première nécessité dans un pays chaud, le général s’excusa de n’en pas avoir. — Depuis la guerre, dit-il, nous n’avons pas plus la glace du nord qu’ils n’ont le coton du sud. Après souper, le prince cause jusqu’à minuit sur le perron avec les généraux Beauregard, Johnston et les principaux officiers sécessionistes. Il résulte pour moi de ces conversations que les hommes du sud ont voué une haine mortelle aux Yankees. Ils écartent adroitement toute question d’esclavage, pour ne voir dans l’Américain du nord qu’un ennemi qui a osé envahir leur territoire les armes à la main et violer toutes les lois de l’humanité. La question ainsi posée n’amène pas la discussion sur le vrai terrain, et la résout trop facilement en leur faveur.

Tu ne te doutes guère, à l’heure qu’il est, que ton pacifique chercheur de papillons est couché dans une voiture au milieu d’un