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mettons pied à terre, les soldats détellent les voitures, et à la force des poignets leur font franchir la barricade. Nous passons, avec les cochers nègres et les chevaux, dans le fourré, et nous repartons précédés d’un cavalier qui n’a pour toute arme qu’un revolver. Il nous indique le chemin de traverse pendant trois kilomètres. Arrivé sur une colline, il nous montre un massif plus élevé dans l’océan des vertes forêts qui couvrent une immense étendue de pays ondulé ; il salue, fait volte-face et repart bride avalée, son grand revolver lui battant les reins.

Ce qu’il a montré, je l’ignore. Livrés à nous-mêmes, nous traversons des marécages, nous renversons des clôtures, nous perdons toute trace de chemin. Où peut être l’armée des sécessionistes ? Pas un chat dans ces déserts. Des terrains accidentés couverts de châtaigniers, de chênes gigantesques, de peupliers de la Caroline, dont les feuilles argentées tremblotent au moindre souffle d’air ; sous bois, une riche végétation arborescente : ah ! quel beau pays, mais quelle belle faim aussi ! Trouverons-nous au moins chez les gens du sud quelque chose à mettre sous la dent ?

Les chevaux n’en veulent plus ; le sable et la chaleur les ont éreintés. Nous descendons de voiture et nous marchons à travers les pins et les cyprès sur un sol couvert d’une couche si épaisse et si glissante de leurs dépouilles, qu’il devient très difficile d’avancer ; mais voici quelques baraques où l’ennemi doit être embusqué. Je vois un factionnaire nègre. Les esclavagistes emploient donc leurs esclaves à les défendre ? Vu de plus près, ce nègre devient une vieille négresse, son fusil un balai, et la porte gardée n’est pas celle d’un camp ou d’une citadelle, c’est la porte de Mount-Vernon.

L’habitation où vécut et mourut le grand Washington n’est ni un palais, ni un château : c’est une simple gentilhommière, à un seul étage, bâtiment carré dont le péristyle ouvert avance sur une pelouse. Le modeste édifice est couvert d’un grand toit surmonté d’un belvédère en forme de lanterne. La vue est grandiose et triste. Le Potomac coule large et puissant au milieu des forêts de la Virginie. Derrière l’habitation, une cour entourée de loges pour les descendans des esclaves de Washington, affranchis par son testament ; quelques écuries en mauvais état où nos chevaux éreintés sont d’abord saignés, puis gorgés d’avoine. Ils ne pourront repartir de sitôt, il faut se résigner à attendre. Il est déjà midi. Il n’y a probablement personne dans la maison et probablement rien dans le garde-manger. La clé de la Bastille, donnée par le général Lafayette au général Washington, est attachée à la muraille du corridor ; c’est un objet intéressant, mais nullement comestible. Ferri, Ragon, Bonfils et moi, réfugiés à l’ombre, devenons indifférens à toutes les